Annette Messager, 'Mes transports', Galerie Bernier/Eliades

La galerie Bernier/Eliades met Annette Messager à l’honneur et lui offre sa première exposition personnelle à Bruxelles. Intitulé Mes transports, l’accrochage porte l’empreinte des thématiques de prédilection de la plasticienne française et nous propose de découvrir des œuvres sur papier et un ensemble de 21 sculptures.

Récompensée en 2005 par le Lion d’Or à la Biennale de Venise et par le prix Praemium Imperiale en 2016, Annette Messager (1943-) est une figure majeure de la scène artistique internationale. Si le paysage de l’art contemporain devait être cartographié, le territoire qu’elle explore se dessinerait autour du corps et du désir, de l’enfance et de la mémoire, du rituel et du fantastique.

Annette Messager, Mes transports, vue d’exposition, Galerie Bernier Eliades

Image courtesy the artist and Galerie Bernier Eliades
Photo credit: Marc Domage

Depuis le début des années 70, elle raconte, à travers des peintures, des photographies, des broderies, des gravures et des installations sculpturales, avec sérieux, humour ou dérision, la "condition féminine". Son œuvre polymorphe englobe différentes séries et s’articule autour de cycles conçus comme autant de facettes de sa personnalité (le cycle Annette Messager artiste, le cycle Annette Messager collectionneuse, le cycle Annette Messager truqueuse…).

Elle s’inspire de son vécu et utilise dans sa pratique des objets du quotidien traditionnellement associés à l’univers féminin. Journaux intimes, albums photos, collants, soutiens-gorge, tricots et autres textiles, poupées, peluches mais aussi annonces publicitaires sont autant d’éléments qui composent son répertoire visuel. Influencée par l’Art Brut et par Jean Dubuffet, sa démarche est intuitive. Pour la citer: “je m’appelle Messager mais je suis sans message, les idées me viennent, je ne sais pas comment ça se passe ni comment le dire.

Annette Messager, Mes transports, vue d’exposition, Galerie Bernier Eliades

Image courtesy the artist and Galerie Bernier Eliades
Photo credit: Marc Domage

Situé au fond d’une arrière-cour, l’espace de la galerie Bernier Eliades est ponctué d’assemblages sculpturaux disposés sur des couvertures de déménagement. Des plateaux à roulettes font office de socle. Les sculptures sont enveloppées de papier aluminium peint en noir dont le rendu à la fois mat et rugueux contraste avec la texture molletonnée des étoffes sur lesquelles elles reposent. Le visiteur surplombe l’installation et la disposition des œuvres fait penser au positionnement de coordonnées géographiques sur un plan. Les rideaux sont tirés et la lumière diffuse qui éclaire l’espace rappelle l’ambiance tamisée d’une chambre à coucher. La scénographie est austère et évoque le thème du mouvement et du déplacement. Les sculptures sur roulettes sont figées comme si elles étaient en transit vers une destination mystérieuse… "Ils attendent tous. Est-ce qu'ils viennent d'arriver? Sont-ils sur le point de partir? (…) Seront-ils dispersés?" s’interroge l’artiste.

A l’instar des américains Mike Kelley (1954-2012) et Charlemagne Palestine (1947-), Annette Messager utilise des jouets dans Mes transports et détourne leur connotation ludique et innocente pour nous plonger dans un monde fantasmagorique pour ne pas dire angoissant.  

A la manière de "mots-valises", elle compose ses sculptures par télescopage et réunit littéralement la tête d’une poupée avec l’extrémité d’une autre. C’est comme si elle avait pioché ses matériaux dans un coffre à jouets où animaux en peluche et fragments de corps de poupées démembrées se rencontrent et fusionnent. Certains assemblages sont constitués d’un entrelacs de membres et de formes géométriques, et ne sont pas sans rappeler le travail de Louise Nevelson (1899-1988). Dans une des sculptures, les couvertures sont placées dans un caisson aux allures de berceau tandis que dans une autre, l’artiste peint les corps de deux bébés et fait surgir l’aspect clownesque de leurs visages, des visages qui, selon les sensibilités du visiteur, sont drôles, inquiétants ou carrément effrayants.

Annette Messager, Mes transports, vue d’exposition, Galerie Bernier Eliades

Image courtesy the artist and Galerie Bernier Eliades
Photo credit: Marc Domage

La constellation de dessins de petits formats, épinglée à même un des murs, apporte une touche de couleur ainsi qu’une dimension plus explicitement militante à l’exposition. Annette Messager intègre l’écriture dans ses dessins et ses calligrammes dépeignent différentes parties de l’anatomie féminine. Des seins sont insérés dans un cœur, un utérus rouge sang se détache de la silhouette bleue de l’Immaculée Conception. Des slogans (en français et en anglais) célèbrent le droit des femmes à disposer librement d’elles-mêmes et de leur corps ("À mes envies", "À mes souhaits", "À mon plaisir", "À mes délices"; "Love me or leave me") et des bribes de phrases renvoient un message de tolérance ("Diversity is Beautiful"). Le dessin d’un utérus avec un doigt d’honneur, accompagné de l’inscription: "à mon désir", est à ce titre interpellant, un pied de nez aux machos et aux misogynes.

Annette Messager

Image courtesy the artist and Galerie Bernier Eliades

Photo credit: Marc Domage

Le tracé des œuvres graphiques est simple mais leur actualité est brûlante à l’heure où le droit à l’avortement est restreint, pénalisé ou interdit dans de nombreux pays et où les femmes doivent continuer, plus que jamais, à lutter contre la mainmise des hommes sur leur corps. L’exposition témoigne de la ténacité de l’engagement d’Annette Messager, une artiste qui n’a de cesse de revendiquer sa liberté de penser, de créer, de s’affirmer… la liberté de toutes les femmes d’exister dans leur multiplicité.

        A vos agendas !

  • Si d’aventure vous deviez vous rendre à Paris cet été, ne ratez pas l’exposition que la Galerie Marian Goodman consacre à Annette Messager jusqu’au 19 juillet.
    Sleeping Songs, Annette Messager, Galerie Marian Goodman, 79 Rue du Temple, 75003 Paris, France.
    Plus d’infos: https://www.mariangoodman.com/exhibitions/annette-messager-1

  • Le 26 novembre 2019, JAP (Jeunesse et Arts Plastiques) nous propose de rencontrer Annette Messager à l’occasion d’une conversation animée par l’historien de l’art Didier Semin au Bozar à Bruxelles.
    Plus d’infos : www.jap.be 

Annette Messager, ‘Mes transports’, Galerie Bernier/Eliades, rue du Châtelain 46, B-1050 Bruxelles, Belgique. Jusqu’au 6 juillet 2019.

 

Copyright © 2019, Zoé Schreiber

Ray Richardson, '... and I Live by the River', Zedes Art Gallery

Ain’t No Movie, Ray Richardson

Ain’t No Movie, Ray Richardson

Deux hommes sont assis côte à côte à l'arrière d’une voiture. Celui qui nous fait face porte un col roulé et une veste en mouton retourné tandis que l’autre, vêtu d'un costume cravate, est installé de profil. Leurs yeux sont tournés dans des directions opposées, leurs regards braqués sur le hors-champ à l’extérieur du véhicule. Le paysage nocturne semble défiler à toute allure... En guise de bande sonore, on se plaît à imaginer le vrombissement du moteur et le bruit de l’asphalte. La juxtaposition de ces deux personnages, semblables et différents à la fois, est énigmatique et une tension dramatique se dégage de ce plan resserré: qui sont ces hommes, où vont-ils et quels sont les liens qui les unissent?

Si la description de l’arrêt sur image semble tout droit sortie d'un film noir, elle est en réalité celle d'un tableau du peintre britannique Ray Richardson. La Zedes Art Gallery nous propose de découvrir une vingtaine de ses œuvres récentes ainsi que le court-métrage documentaire que la cinéaste belge Nina Degraeve (2017) lui a consacré.

Ray Richardson est né en 1964 à Woolwich, une banlieue ouvrière du sud-est de Londres. Il grandit dans un lotissement de logements sociaux situé à proximité de la Tamise et des chantiers navals et parle le cockney, un dialecte londonien. Il se passionne pour le dessin et intègre la Saint Martins School of Art puis le Goldsmiths College. Peintre figuratif, à contre-courant des démarches conceptuelles, il se lance le défi de ne "peindre que ce qu’il connaît" et crée des images tirées de sa propre expérience et de l’environnement post-industriel qui l’a vu grandir. Ce point d’ancrage lui permet de s’évader et de reproduire sur ses toiles son interprétation du réel. Lauréat du British Council Award, il reçoit le prix BP Portrait et certaines de ses œuvres font partie de collections institutionnelles telles que celle de la National Portrait Gallery (NPG) et du Victoria & Albert Museum.

L’exposition que nous offre la Zedes Art Gallery s’étend sur deux étages et s’intitule ... And I Live by the River en référence aux paroles de London Calling, l’hymne de The Clash, le groupe de punk rock originaire de Londres. Ray Richardson travaille à partir de dessins d’observation, de photographies et il n’est pas rare qu’il convoque ses amis à venir poser pour lui dans son atelier. Il dépeint le quotidien de son quartier et s’inspire pour ce faire du septième art, de la musique Soul de Marvin Gaye et de Gil Scott Heron, des romans de James Ellroy, de la photographie de rue et de l’esthétique "Mods" (le terme est une abréviation de “Moderniste”, une contre-culture qui voit le jour en Grande-Bretagne dans les années 50-60 et connaît un renouveau au début des années 80).

Des paysages urbains et industriels traversés par des hommes solitaires rythment la visite. Dans la première salle, plusieurs œuvres nous donnent à voir un homme esseulé et mélancolique qui se promène le long des quais par une journée brumeuse. Il regarde au loin vers l’horizon ou tourne le dos à la Tamise et nous offre une image de l’intériorité et de la solitude. La mégalopole londonienne se profile en arrière-plan de certaines compositions, comme un ailleurs à la fois proche et lointain. "Le monde des affaires que l’on voit de l’autre côté de la Tamise, c’est un autre monde," explique le peintre.

Ses protagonistes atemporels sont presqu’exclusivement masculins et un bull terrier, son animal fétiche qui est aussi son alter ego canin, s’invite dans plusieurs de ses toiles. Dans un des tableaux, le chien au chanfrein atypique surgit d’un tunnel, un collier orné de la cocarde tricolore bleu-blanc-rouge emblématique des Mods, autour du cou. Les instants suspendus que Ray Richardson nous propose évoquent tantôt l’atmosphère virile d’un pub, d’un ring de boxe ou celle d’un terrain de foot tantôt l’effervescence des passants par une journée ensoleillée. Ses images sont silencieuses certes mais elles ne sont pas statiques et le jeu des regards et la gestuelle des mains de ses personnages laissent au visiteur le soin de reconstituer les trames narratives ébauchées.

La minutie de sa peinture s’inscrit dans le sillage de celle d’Edward Hopper et rappelle celle du canadien Alex Colville. Il s’inspire des cadrages cinématographiques (plongée, contre-plongée, gros plans) et le format de certaines de ses toiles rappelle la compression horizontale des images tournées en CinemaScope. Il cite volontiers Michael Caine et Martin Scorsese parmi ses références cinématographiques. Il a d’ailleurs été baptisé par le magazine GQ le "Martin Scorsese de la peinture figurative" et l’un des tableaux exposés est une référence directe à l’un des plans de Goodfellas (Les Affranchis, 1990), le film culte dudit réalisateur.

Au fil de ses toiles, Ray Richardson nous donne les clés de lecture de son univers et la fresque sociale qu’il peint lève le voile sur les acteurs d’une Angleterre située aux marges de la ville de Londres. Il nous aide à mieux comprendre l’autre, celui qui est notre proche voisin et qui nous semble pourtant si lointain. Peintre identitaire de la solitude urbaine et du vide existentiel, c’est avec empathie qu’il observe le monde et nous invite à dialoguer avec lui.

Ray Richardson … And I live by the River, Zedes Art Gallery, 36, Rue Paul Lauters B-1050 Bruxelles, Belgique. Jusqu’au 11 mai 2019.

Copyright © 2019, Zoé Schreiber

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, M HKA Anvers

"We will tell you loads of salades on our way to Venice," proclame la plasticienne vidéaste française Laure Prouvost sur une petite tapisserie en soie présentée au M HKA (Musée d’Art Contemporain d’Anvers) dans le cadre de la première rétrospective de son travail. Cette traduction en anglais de l’expression française "raconter des salades" est délibérément littérale et illustre comment Laure Prouvost se plaît à détourner le sens des mots et à soustraire le langage aux règles grammaticales et syntaxiques. L'œuvre, un clin d’œil facétieux à sa sélection pour représenter la France à la 58ème Biennale de Venise, fait partie d'une vaste installation ponctuée de moniteurs vidéo et composée d'un entrelacement de branches d’arbres et d'un fatras d’objets, tableaux et dessins accrochés le long d’un mur. 

Née près de Lille en 1978, Laure Prouvost a longtemps vécu à Londres avant de s’établir à Anvers où elle vit et travaille aujourd’hui. Elle étudie à la Saint Martins School of Art et au Goldsmiths College et devient l’assistante de l’artiste conceptuel britannique John Latham (1921-2006). En 2013, elle est la première lauréate française du prestigieux Turner Prize. Les années passées outre-Manche ont marqué de leur empreinte sa pratique artistique polymorphe et l’anglais ou plutôt le franglais (puisque l’artiste se réapproprie à sa façon cette langue qui n’est pas la sienne) émaille tant ses videos que ses récits et ses travaux. Elle manie avec humour et délectation malentendus, calembours, non-sens, contresens, fautes d’orthographe et erreurs de traduction. "Comme l’anglais n’est pas ma langue maternelle, je mets en question chaque mot que je prononce. Avoir une telle distance à la langue permet de jouer d’avantage avec elle et de douter de sa forme," explique-t-elle.

Intitulée AM-BIG-YOU-US LEGSICON, la rétrospective joue sur les ambiguïtés. Elle se visite comme un jeu de rébus géant où derrière toute image se cacherait une signification mais aussi une sensation. Une fois lu le texte introductif, le visiteur ne dispose pour feuille de route que du croquis d’une pieuvre. Cet animal marin est l’un des fétiches de Laure Prouvost parce que cette créature mystérieuse “déploie son cerveau dans tous ses tentacules. La pieuvre veut toucher pour comprendre. Elle pense en sentant, elle sent en pensant. Son grand problème est qu'elle n'a pas de mémoire."

En guise de "mise en bouche" toute symbolique, le promeneur est accueilli par une sculpture-tapis en forme de langue qu’il est invité à piétiner pour emprunter les escaliers et poursuivre sa visite. Les escaliers montés, derrière le rideau, c’est un univers qui frôle l’absurde qu’il découvre, un univers où la plasticienne l’initie à son "alphabet visuel". Elle bouscule les relations signifié/signifiant en associant des objets à des significations nouvelles. Une grande tapisserie nous révèle que dans l’antre de Laure Prouvost, un verre bleu représente "maman", une cigarette veut dire "à gauche", un flamand rose exprime “la colère” et que la meule de pain symbolise le "travail".

L’espace du M HKA a été cloisonné et redessiné pour permettre à la plasticienne de donner libre cours à son imagination débordante. Le linteau d’une des portes est posé tellement bas qu’il faut s’accroupir pour accéder à l’un des espaces, les murs sont placardés de messages rédigés en anglais et la visite est rythmée par l'ubiquité du montage sonore de ses vidéos. Le bric-à-brac qui compose ses installations immersives semble tout droit sorti des écrans et brise ainsi le mur invisible qui sépare la réalité de la fiction. Ses films mêlent le texte à l’image et font surgir des rapprochements sémantiques qui titillent la curiosité et éveillent l’imagination du spectateur. Elle nous invite à plonger dans son monde pour mieux nous envoûter et nous séduire.

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Tout au long du parcours, elle explore le potentiel narratif des objets. Surréalisme et humour s’immiscent dans la banalité du quotidien. Elle crée ainsi des objets-valises : des tiges de fer anthropomorphes à tête-miroir semblent figées en position de yoga et chaise et horloge arborent des excroissances mammaires ou se parent d’implants fessiers…

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

La pieuvre est une présence récurrente, tant dans les vidéos que dans les sculptures, les peintures ou dans une des installations où le visiteur est invité, si le cœur lui en dit, à boire un verre de vodka teinté à l’encre de seiche. This Means (2019), une impressionnante sculpture en verre de Murano, qui préfigure Vois ce bleu te fondre, le projet qu’elle présentera à la Biennale de Venise, trône dans un espace où l'air ambiant est brassé par un brumisateur qui émet des micro gouttelettes d'eau. 

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Fiction ou réalité? Mensonge ou vérité? Les frontières entre ces notions sont poreuses dans l’univers fantasque et déjanté de Laure Prouvost. Son œuvre a pour particularité la recherche de récits racontés à partir d'une narration intime, d’une auto-fiction.

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA. Photo: Zoé Schreiber

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA. Photo: Zoé Schreiber

Wantee (2013), l’œuvre qui lui a permis de remporter le Turner Prize, figure en bonne place dans la rétrospective. La vidéo d’une quinzaine de minutes est incorporée dans un décor. L’oeuvre s’inspire d’un “grand-père fictionnel”, ami proche du sculpteur dadaïste allemand Kurt Schwitters (1887-1948), qui aurait disparu en travaillant sur la réalisation de son ultime œuvre conceptuelle: un tunnel qui le mènerait de son salon jusqu'en Afrique... Ce grand-père fictif serait descendu dans le tunnel sans jamais en remonter et sans que personne ne sache ce qu’il est devenu. La compagne de Kurt Schwitters est surnommée “Wantee” à cause de son habitude de lui demander : “Do you want tea?” (“Veux-tu du thé?”) et sa “grand-mère” s’occupe en faisant de la poterie en attendant le retour de son époux… L’histoire de ce grand-père fictif renvoie, comme elle l’explique, à l’histoire avec un grand H, aux histoires qui se perdent parce qu’on les oublie et à celles que l’on tente de retrouver.

La visite de AM-BIG-YOU-US LEGSICON est une expérience déroutante voire à certains égards déconcertante… Elle constitue, en prémisse à la Biennale de Venise, une opportunité unique de découvrir les moults facettes de la pratique artistique polymorphe de Laure Prouvost. On y parle d'histoire, d'archives, d'espace, mais aussi d'art à l'ère des nouvelles technologies. Rares sont les expositions où nos cinq sens sont mis en éveil et où nos références traditionnelles sont à ce point bousculées. “En tant qu’artiste j’aime souvent perdre le contrôle, faire simplement allusion à certaines choses, afin que chacun puisse se faire sa propre interprétation. Le spectateur doit lui-même trouver du sens à son environnement et utiliser son imagination. Je joue avec l’idée d’être emporté dans des lieux dont on ne pourra peut-être pas revenir.

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, M HKA Anvers, Leuvenstraat 32, 2000 Anvers, Belgique. Jusqu’au 19 mai 2019.

Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, 'Liquid Intelligence', WIELS

Ellen Gallagher & Edgar Cleijne, detail of Highway Gothic, 2017. Installation view, WIELS, 2019

Ellen Gallagher & Edgar Cleijne, detail of Highway Gothic, 2017. Installation view, WIELS, 2019

La mer est l’Histoire" écrivait le poète Derek Walcott (1930-2017), une métaphore qui lie le monde aquatique à la mémoire, deux thèmes chers à l'artiste américaine Ellen Gallagher dont le travail est mis à l’honneur au WIELS. 

Intitulée Liquid Intelligence, l'exposition proposée par Dirk Snauwaert regroupe une vingtaine de ses œuvres et deux installations audiovisuelles réalisées en collaboration avec le photographe et vidéaste hollandais Edgar Cleijne. La visite permet d'appréhender la pratique protéiforme de cette plasticienne basée entre New York et Rotterdam et de se plonger dans son univers visuel hybride, influencé tant par l’art abstrait et le modernisme que par la science-fiction et l’histoire culturelle afro-américaine. 

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, exhibition view. Image courtesy: WIELS

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, exhibition view. Image courtesy: WIELS

Née en 1965 d’une mère irlandaise et d’un père cap-verdien, Ellen Gallagher étudie l’écriture créative avant de s’orienter vers les arts visuels. Dans le courant des années 90, sa série de peintures où fourmillent yeux exorbités et lèvres charnues la propulse sur le devant de la scène artistique américaine.

Ces tableaux qui font allusion aux caricatures racistes des "minstrel shows" et du "blackface" ne figurent pas dans l’exposition du WIELS mais on retrouve le thème des yeux dans DeLuxe (2004-2005), un portfolio iconique de soixante estampes dans lequel elle retravaille à la gravure, à la peinture et au collage des pages de magazines lifestyle noirs (Ebony, Jet, Sepia) du milieu du XXème siècle. Si les mannequins noirs (souvent absents des publicités dans les autres médias de l’époque) sont ici omniprésents, l’affirmation de soi reste difficile dans une Amérique où les canons de beauté occidentaux sont la référence incontournable. Fascinée par le potentiel de transformation, Ellen Gallagher se penche sur ces anciennes publicités qui vantent perruques, produits éclaircissants et défrisants et affuble ces personnages en quête de beauté de perruques en plasticine jaune par ci, de paillettes et de gélatine par là, elle leur évide les yeux et les métamorphose en êtres monstrueux. Ce faisant, elle déconstruit les stéréotypes ambiants, souligne les ambigüités de la presse "ethnique" et crée une narration en mettant en avant certains mots et en retirant d’autres. 

Ellen Gallagher, detail of DeLuxe, 2004-2005. Image courtesy: WIELS

Ellen Gallagher, detail of DeLuxe, 2004-2005. Image courtesy: WIELS

Parmi les expériences formatrices qui ont jalonné son parcours, elle cite volontiers un voyage d’études océanographiques qui lui a permis d’observer et de dessiner des ptéropodes, ces microorganismes qui nagent au fond des océans. Progressivement sa pratique artistique va se centrer sur la place qu’occupe l’océan Atlantique dans l’imaginaire collectif afro-américain.

Dans un grand tableau aux couleurs pastel (An Ecstatic Draught of Fishes, 2018) réalisé spécialement pour l’exposition, elle évoque un paysage aquatique peuplé d’algues et de coraux. La toile est recouverte de papier ligné collé à même la surface. Les détails sont peints en relief et, au bas de l’œuvre, une sirène qui rappelle la statuaire africaine semble nous attirer vers le fond.

A travers cette œuvre mais aussi dans d’autres collages présentés dans Liquid Intelligence, l’artiste s’empare du mythe de Drexciya, une Atlantide noire imaginée dans les années 90 par le groupe de musique éponyme. Drexciya fait écho à la théorie du Black Atlantic (Paul Gilroy) selon laquelle l’océan Atlantique est un lieu de mémoire de la diaspora africaine. Ellen Gallagher s’appuie sur cette construction imaginaire et la représente dans son travail. Elle explore la possibilité d’un monde subaquatique fantastique où vivrait un peuple mythologique constitué des descendants des esclaves jetés par dessus bord lors du "Passage du Milieu", la traversée transatlantique qui les menait de l’Afrique à l’Amérique.

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, vue d’exposition. Photo: Zoé Schreiber

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, vue d’exposition. Photo: Zoé Schreiber

Dans Watery Ecstatic (2001-), elle s'inspire du scrimshaw (l’artisanat développé au XIXème siècle par les marins baleiniers qui consiste à embellir les os et les dents de mammifères marins en y incrustant des motifs divers) et grave au scalpel un papier aquarelle épais pour y faire émerger des créatures anthropomorphes.

Ses Black Paintings revisitent, à l’instar d’Ad Reinhardt et de Pierre Soulages, la tradition picturale du monochrome noir. La série de quatre toiles intitulées Niggers Battling in a Cave (2016) fait référence à une inscription manuscrite découverte il y a peu lors de la restauration du Carré Noir de Malevitch. Les collages qui composent les tableaux sont appliqués à même la toile et sont ensuite enduits d’un émail noir jais. Le rendu à la fois opaque et réfléchissant suggère les eaux souillées par les marées noires. Fragments de texte et morceaux de papier journal émergent de ci de là et laissent imaginer que, tout comme l’océan, ces tableaux à l’opacité abyssale, recèlent des récits inachevés.

En fin de visite, les deux installations cinématographiques sont le fruit de sa collaboration avec Edgar Cleijne. Highway Gothic (2017) propose une réflexion sur l’impact écologique et culturel pernicieux de l’autoroute qui traverse le delta du Mississippi et un quartier à majorité noire de la Nouvelle-Orléans. Des bannières en cyanotype structurent la salle et certaines font office d’écran. La pulsation de la musique retentit de façon intermittente, les paysages défilent et au détour d’une image, un homme seul vient à notre rencontre.

Edgar Cleijne & Ellen Gallagher, installation view Highway Gothic, 2017, 16 mm film still. WIELS, 2019

Edgar Cleijne & Ellen Gallagher, installation view Highway Gothic, 2017, 16 mm film still. WIELS, 2019

Dans Osedax (2010), une installation immersive, Ellen Gallagher et Edgar Cleijne illustrent la "chute de baleines", un phénomène scientifique qui entraîne les carcasses de cétacés vers le plancher océanique où elles sont dévorées par les charognards et les vers osedax. Le bruit du projecteur 16mm et de celui du projecteur de diapositives rappelle l’intensité sonore des fonds marins et nous plonge littéralement “vingt mille lieues sous les mers".

En guise de conclusion, je me permets à nouveau de citer les vers de Derek Walcott et le laisse répondre aux interrogations posées par l'exposition:

« Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs?
Où est votre mémoire tribale? Messieurs,
dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer
les a enfermés. La mer est l’Histoire. »


Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, ‘Liquid Intelligence’, WIELS Contemporary Art Centre, Avenue Van Volxem 354, B-1190 Bruxelles, Belgique. Jusqu’au 28 avril 2019.

À vos agendas!


Copyright © 2019, Zoé Schreiber