Deux hommes sont assis côte à côte à l'arrière d’une voiture. Celui qui nous fait face porte un col roulé et une veste en mouton retourné tandis que l’autre, vêtu d'un costume cravate, est installé de profil. Leurs yeux sont tournés dans des directions opposées, leurs regards braqués sur le hors-champ à l’extérieur du véhicule. Le paysage nocturne semble défiler à toute allure... En guise de bande sonore, on se plaît à imaginer le vrombissement du moteur et le bruit de l’asphalte. La juxtaposition de ces deux personnages, semblables et différents à la fois, est énigmatique et une tension dramatique se dégage de ce plan resserré: qui sont ces hommes, où vont-ils et quels sont les liens qui les unissent?
Si la description de l’arrêt sur image semble tout droit sortie d'un film noir, elle est en réalité celle d'un tableau du peintre britannique Ray Richardson. La Zedes Art Gallery nous propose de découvrir une vingtaine de ses œuvres récentes ainsi que le court-métrage documentaire que la cinéaste belge Nina Degraeve (2017) lui a consacré.
Ray Richardson est né en 1964 à Woolwich, une banlieue ouvrière du sud-est de Londres. Il grandit dans un lotissement de logements sociaux situé à proximité de la Tamise et des chantiers navals et parle le cockney, un dialecte londonien. Il se passionne pour le dessin et intègre la Saint Martins School of Art puis le Goldsmiths College. Peintre figuratif, à contre-courant des démarches conceptuelles, il se lance le défi de ne "peindre que ce qu’il connaît" et crée des images tirées de sa propre expérience et de l’environnement post-industriel qui l’a vu grandir. Ce point d’ancrage lui permet de s’évader et de reproduire sur ses toiles son interprétation du réel. Lauréat du British Council Award, il reçoit le prix BP Portrait et certaines de ses œuvres font partie de collections institutionnelles telles que celle de la National Portrait Gallery (NPG) et du Victoria & Albert Museum.
L’exposition que nous offre la Zedes Art Gallery s’étend sur deux étages et s’intitule ... And I Live by the River en référence aux paroles de London Calling, l’hymne de The Clash, le groupe de punk rock originaire de Londres. Ray Richardson travaille à partir de dessins d’observation, de photographies et il n’est pas rare qu’il convoque ses amis à venir poser pour lui dans son atelier. Il dépeint le quotidien de son quartier et s’inspire pour ce faire du septième art, de la musique Soul de Marvin Gaye et de Gil Scott Heron, des romans de James Ellroy, de la photographie de rue et de l’esthétique "Mods" (le terme est une abréviation de “Moderniste”, une contre-culture qui voit le jour en Grande-Bretagne dans les années 50-60 et connaît un renouveau au début des années 80).
Des paysages urbains et industriels traversés par des hommes solitaires rythment la visite. Dans la première salle, plusieurs œuvres nous donnent à voir un homme esseulé et mélancolique qui se promène le long des quais par une journée brumeuse. Il regarde au loin vers l’horizon ou tourne le dos à la Tamise et nous offre une image de l’intériorité et de la solitude. La mégalopole londonienne se profile en arrière-plan de certaines compositions, comme un ailleurs à la fois proche et lointain. "Le monde des affaires que l’on voit de l’autre côté de la Tamise, c’est un autre monde," explique le peintre.
Ses protagonistes atemporels sont presqu’exclusivement masculins et un bull terrier, son animal fétiche qui est aussi son alter ego canin, s’invite dans plusieurs de ses toiles. Dans un des tableaux, le chien au chanfrein atypique surgit d’un tunnel, un collier orné de la cocarde tricolore bleu-blanc-rouge emblématique des Mods, autour du cou. Les instants suspendus que Ray Richardson nous propose évoquent tantôt l’atmosphère virile d’un pub, d’un ring de boxe ou celle d’un terrain de foot tantôt l’effervescence des passants par une journée ensoleillée. Ses images sont silencieuses certes mais elles ne sont pas statiques et le jeu des regards et la gestuelle des mains de ses personnages laissent au visiteur le soin de reconstituer les trames narratives ébauchées.
La minutie de sa peinture s’inscrit dans le sillage de celle d’Edward Hopper et rappelle celle du canadien Alex Colville. Il s’inspire des cadrages cinématographiques (plongée, contre-plongée, gros plans) et le format de certaines de ses toiles rappelle la compression horizontale des images tournées en CinemaScope. Il cite volontiers Michael Caine et Martin Scorsese parmi ses références cinématographiques. Il a d’ailleurs été baptisé par le magazine GQ le "Martin Scorsese de la peinture figurative" et l’un des tableaux exposés est une référence directe à l’un des plans de Goodfellas (Les Affranchis, 1990), le film culte dudit réalisateur.
Au fil de ses toiles, Ray Richardson nous donne les clés de lecture de son univers et la fresque sociale qu’il peint lève le voile sur les acteurs d’une Angleterre située aux marges de la ville de Londres. Il nous aide à mieux comprendre l’autre, celui qui est notre proche voisin et qui nous semble pourtant si lointain. Peintre identitaire de la solitude urbaine et du vide existentiel, c’est avec empathie qu’il observe le monde et nous invite à dialoguer avec lui.
Ray Richardson … And I live by the River, Zedes Art Gallery, 36, Rue Paul Lauters B-1050 Bruxelles, Belgique. Jusqu’au 11 mai 2019.
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