'Eldorama', Le Tripostal, Lille

La quête de l’Eldorado fascine et éveille l’imaginaire. Ce mythe évocateur sert de fil rouge à Eldorama, l’exposition collective que nous propose Le Tripostal.

Conçu par Jérome Sans et Jean-Max Colard en collaboration avec Isabelle Bernini, l’accrochage s’étend sur plusieurs étages et s’articule, tel un triptyque, autour de trois axes (“Les Mondes rêvés”, “La Ruée” et “Nouveaux Eldorados”). Désir d’ailleurs et d’évasion, recherche d’une vie meilleure, mirages et désillusions... Eldorama "met en scène l’aventure universelle de tous les eldorados qui font se déplacer et se mouvoir des individus et des peuples.

Claire Tabouret, Tired Gold Miner (red), 2017 (detail)

Claire Tabouret, Tired Gold Miner (red), 2017 (detail)

En cette période estivale, l’invitation au voyage est irrésistible et la quarantaine d’artistes exposés viennent des quatre coins du monde. On y découvre des œuvres du belge Francis Alÿs, du duo d’artistes turc :mentalKLINIK, de la peintre française Claire Tabouret, du sculpteur américain Mike Kelley, de la plasticienne mexicaine Teresa Margolles mais aussi de l’artiste franco-marocain Hicham Berrada, du vidéaste thaïlandais Korakrit Arunanondchai et du chinois Liu Xiaodong pour ne citer qu’eux.

Le titre de l’exposition suggère la juxtaposition des mots “eldorado" et “panorama" mais pourrait également faire référence aux dioramas, ces dispositifs "en usage surtout au XIXe siècle, qui, diversement éclairé[s], changeai[en]t d’aspect, de couleur et de forme (…) et donnai[en]t aux spectateurs l’illusion du mouvement.” Bien que des peintures et des photographies soient exposées, Eldorama fait la part belle aux installations filmiques et sculpturales immersives. Au fil des salles, le visiteur est transporté d’un environnement total à un autre et chaque artiste dispose d’un espace non négligeable pour déployer son univers.

Hicham Berrada

Hicham Berrada

La pratique de l’installation voit le jour dans le courant des années 60-70. Les artistes qui s’y adonnent proposent au spectateur une expérience à la fois esthétique et sensorielle. L’installation se décline selon une variété de médiums (sculpture, vidéo, lumière, son…). Elle modifie la perception d'un espace donné et est souvent monumentale.

A l’ère du numérique et des réseaux sociaux, elle est devenue un genre artistique incontournable. Eldorama convoque des œuvres de figures pionnières en la matière. La visite constitue une opportunité rare de faire l’expérience, à la fois magique et désorientante, d’une Infinity Mirror Room de la japonaise Yayoi Kusama et de se laisser surprendre par un personnage grandeur nature du sculpteur hyperréaliste américain Duane Hanson.

L'exposition s’ouvre au rez-de-chaussée avec une installation à l’esthétique kitsch et bling-bling du duo d’artistes indiens Thukral & Tagra. L’oeuvre nous propulse sur un terrain de jeu absurde, un monde parallèle à la palette acidulée, peuplé de portraits d’hommes insérés dans des hublots, de sculptures en forme de trophées démesurés et de téléviseurs diffusant des interviews de femmes trahies. Les apparences sont trompeuses dans le mesure où la première impression de légèreté cache une réalité plus sombre: Match Fixed (2010-2019) évoque le phénomène des mariages arrangés au Punjab où il est courant que des jeunes mariés abandonnent leurs épouses et s’envolent vers des horizons meilleurs après avoir perçu la dot.

Thukral & Tagra, Match Fixed (2010-2019)

Thukral & Tagra, Match Fixed (2010-2019)

Dans la salle suivante, les entrelacs de flux d’énergie qu’Abdelkader Benchamma dessine d’un trait fluide à même les murs dialoguent avec une impressionnante sculpture accrochée au plafond signée de l’artiste chinois Chen Zhen. Composée de 25 mètres de chambres à air de bicyclette et d’une multitude de voitures miniatures, Precipitous Parturition (-1999) gravite telle une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes… “Ce corps dragon lance ici le mouvement vers un nouvel eldorado aux accents capitalistes, bouleversant les équilibres écologiques au sens général,” expliquent les curateurs.

Au deuxième étage, une salle est dédiée aux photographies de Ryan McGinley et Ren Hang. Exposées en constellation, les images sont crues, les corps dénudés et l’ensemble renvoie à une conception hédoniste de la jeunesse et de la sexualité. Jonathan Monk et Anna Uddenberg dénoncent quant à eux les travers de l’industrie du voyage et du tourisme de masse.

Il arrive en effet qu’espoir rime avec désenchantement et le prisme socio-politique émaille en filigrane de nombreuses œuvres. Hope (2011-2012), la barque de fortune remplie de sacs poubelles qui compose l'installation coup de poing d’Adel Abdessemed évoque la crise migratoire, "les espoirs échoués" de ceux qui ne survivent pas à la traversée et dont "les rêves meurent en mer" Méditerranée. Alfredo Jaar documente le rude travail des grimperos (chercheurs d'or) de la mine à ciel ouvert de Serra Pelada au nord-est du Brésil. Au troisième étage, le ghanéen Ibrahim Mahama construit un immense mur et remplace les briques par des boîtes en bois de cordonniers.

En fin de parcours, la foi dans le progrès technologique s'impose comme l'ultime eldorado. Wang Yuyang scénographie les premiers pas de l’homme sur la Lune tandis qu’Anne et Patrick Poirier imaginent, tels des auteurs d'un roman d'anticipation, l'abri de fortune des survivants d'une catastrophe écologique fictive.

"Danger Zone", Anne et Patrick Poirier, 2001. (© Maxime Dufour)

"Danger Zone", Anne et Patrick Poirier, 2001. (© Maxime Dufour)

La réflexion sur les “nouveaux eldorados que nous promet notre monde contemporain” réserve bien d’autres surprises. C’est somme toute la question de l’ici et de l’ailleurs, du familier et de l’inconnu, du territoire et des frontières, de l’aspiration à une vie meilleure et du dépassement des limites qu'explore Eldorama. Je laisserai le mot de la fin à Jean-Max Colard, l'un des co-commissaires de l'exposition, selon lequel "la culture aussi constitue un eldorado pour nous tous, ce lieu d'un transport vers des vies améliorées."

Eldorama, Le Tripostal, Avenue Willy Brandt, 59000 Lille, France. Jusqu’au 1er septembre 2019.

Copyright © 2019, Zoé Schreiber

Annette Messager, 'Mes transports', Galerie Bernier/Eliades

La galerie Bernier/Eliades met Annette Messager à l’honneur et lui offre sa première exposition personnelle à Bruxelles. Intitulé Mes transports, l’accrochage porte l’empreinte des thématiques de prédilection de la plasticienne française et nous propose de découvrir des œuvres sur papier et un ensemble de 21 sculptures.

Récompensée en 2005 par le Lion d’Or à la Biennale de Venise et par le prix Praemium Imperiale en 2016, Annette Messager (1943-) est une figure majeure de la scène artistique internationale. Si le paysage de l’art contemporain devait être cartographié, le territoire qu’elle explore se dessinerait autour du corps et du désir, de l’enfance et de la mémoire, du rituel et du fantastique.

Annette Messager, Mes transports, vue d’exposition, Galerie Bernier Eliades

Image courtesy the artist and Galerie Bernier Eliades
Photo credit: Marc Domage

Depuis le début des années 70, elle raconte, à travers des peintures, des photographies, des broderies, des gravures et des installations sculpturales, avec sérieux, humour ou dérision, la "condition féminine". Son œuvre polymorphe englobe différentes séries et s’articule autour de cycles conçus comme autant de facettes de sa personnalité (le cycle Annette Messager artiste, le cycle Annette Messager collectionneuse, le cycle Annette Messager truqueuse…).

Elle s’inspire de son vécu et utilise dans sa pratique des objets du quotidien traditionnellement associés à l’univers féminin. Journaux intimes, albums photos, collants, soutiens-gorge, tricots et autres textiles, poupées, peluches mais aussi annonces publicitaires sont autant d’éléments qui composent son répertoire visuel. Influencée par l’Art Brut et par Jean Dubuffet, sa démarche est intuitive. Pour la citer: “je m’appelle Messager mais je suis sans message, les idées me viennent, je ne sais pas comment ça se passe ni comment le dire.

Annette Messager, Mes transports, vue d’exposition, Galerie Bernier Eliades

Image courtesy the artist and Galerie Bernier Eliades
Photo credit: Marc Domage

Situé au fond d’une arrière-cour, l’espace de la galerie Bernier Eliades est ponctué d’assemblages sculpturaux disposés sur des couvertures de déménagement. Des plateaux à roulettes font office de socle. Les sculptures sont enveloppées de papier aluminium peint en noir dont le rendu à la fois mat et rugueux contraste avec la texture molletonnée des étoffes sur lesquelles elles reposent. Le visiteur surplombe l’installation et la disposition des œuvres fait penser au positionnement de coordonnées géographiques sur un plan. Les rideaux sont tirés et la lumière diffuse qui éclaire l’espace rappelle l’ambiance tamisée d’une chambre à coucher. La scénographie est austère et évoque le thème du mouvement et du déplacement. Les sculptures sur roulettes sont figées comme si elles étaient en transit vers une destination mystérieuse… "Ils attendent tous. Est-ce qu'ils viennent d'arriver? Sont-ils sur le point de partir? (…) Seront-ils dispersés?" s’interroge l’artiste.

A l’instar des américains Mike Kelley (1954-2012) et Charlemagne Palestine (1947-), Annette Messager utilise des jouets dans Mes transports et détourne leur connotation ludique et innocente pour nous plonger dans un monde fantasmagorique pour ne pas dire angoissant.  

A la manière de "mots-valises", elle compose ses sculptures par télescopage et réunit littéralement la tête d’une poupée avec l’extrémité d’une autre. C’est comme si elle avait pioché ses matériaux dans un coffre à jouets où animaux en peluche et fragments de corps de poupées démembrées se rencontrent et fusionnent. Certains assemblages sont constitués d’un entrelacs de membres et de formes géométriques, et ne sont pas sans rappeler le travail de Louise Nevelson (1899-1988). Dans une des sculptures, les couvertures sont placées dans un caisson aux allures de berceau tandis que dans une autre, l’artiste peint les corps de deux bébés et fait surgir l’aspect clownesque de leurs visages, des visages qui, selon les sensibilités du visiteur, sont drôles, inquiétants ou carrément effrayants.

Annette Messager, Mes transports, vue d’exposition, Galerie Bernier Eliades

Image courtesy the artist and Galerie Bernier Eliades
Photo credit: Marc Domage

La constellation de dessins de petits formats, épinglée à même un des murs, apporte une touche de couleur ainsi qu’une dimension plus explicitement militante à l’exposition. Annette Messager intègre l’écriture dans ses dessins et ses calligrammes dépeignent différentes parties de l’anatomie féminine. Des seins sont insérés dans un cœur, un utérus rouge sang se détache de la silhouette bleue de l’Immaculée Conception. Des slogans (en français et en anglais) célèbrent le droit des femmes à disposer librement d’elles-mêmes et de leur corps ("À mes envies", "À mes souhaits", "À mon plaisir", "À mes délices"; "Love me or leave me") et des bribes de phrases renvoient un message de tolérance ("Diversity is Beautiful"). Le dessin d’un utérus avec un doigt d’honneur, accompagné de l’inscription: "à mon désir", est à ce titre interpellant, un pied de nez aux machos et aux misogynes.

Annette Messager

Image courtesy the artist and Galerie Bernier Eliades

Photo credit: Marc Domage

Le tracé des œuvres graphiques est simple mais leur actualité est brûlante à l’heure où le droit à l’avortement est restreint, pénalisé ou interdit dans de nombreux pays et où les femmes doivent continuer, plus que jamais, à lutter contre la mainmise des hommes sur leur corps. L’exposition témoigne de la ténacité de l’engagement d’Annette Messager, une artiste qui n’a de cesse de revendiquer sa liberté de penser, de créer, de s’affirmer… la liberté de toutes les femmes d’exister dans leur multiplicité.

        A vos agendas !

  • Si d’aventure vous deviez vous rendre à Paris cet été, ne ratez pas l’exposition que la Galerie Marian Goodman consacre à Annette Messager jusqu’au 19 juillet.
    Sleeping Songs, Annette Messager, Galerie Marian Goodman, 79 Rue du Temple, 75003 Paris, France.
    Plus d’infos: https://www.mariangoodman.com/exhibitions/annette-messager-1

  • Le 26 novembre 2019, JAP (Jeunesse et Arts Plastiques) nous propose de rencontrer Annette Messager à l’occasion d’une conversation animée par l’historien de l’art Didier Semin au Bozar à Bruxelles.
    Plus d’infos : www.jap.be 

Annette Messager, ‘Mes transports’, Galerie Bernier/Eliades, rue du Châtelain 46, B-1050 Bruxelles, Belgique. Jusqu’au 6 juillet 2019.

 

Copyright © 2019, Zoé Schreiber

Ray Richardson, '... and I Live by the River', Zedes Art Gallery

Ain’t No Movie, Ray Richardson

Ain’t No Movie, Ray Richardson

Deux hommes sont assis côte à côte à l'arrière d’une voiture. Celui qui nous fait face porte un col roulé et une veste en mouton retourné tandis que l’autre, vêtu d'un costume cravate, est installé de profil. Leurs yeux sont tournés dans des directions opposées, leurs regards braqués sur le hors-champ à l’extérieur du véhicule. Le paysage nocturne semble défiler à toute allure... En guise de bande sonore, on se plaît à imaginer le vrombissement du moteur et le bruit de l’asphalte. La juxtaposition de ces deux personnages, semblables et différents à la fois, est énigmatique et une tension dramatique se dégage de ce plan resserré: qui sont ces hommes, où vont-ils et quels sont les liens qui les unissent?

Si la description de l’arrêt sur image semble tout droit sortie d'un film noir, elle est en réalité celle d'un tableau du peintre britannique Ray Richardson. La Zedes Art Gallery nous propose de découvrir une vingtaine de ses œuvres récentes ainsi que le court-métrage documentaire que la cinéaste belge Nina Degraeve (2017) lui a consacré.

Ray Richardson est né en 1964 à Woolwich, une banlieue ouvrière du sud-est de Londres. Il grandit dans un lotissement de logements sociaux situé à proximité de la Tamise et des chantiers navals et parle le cockney, un dialecte londonien. Il se passionne pour le dessin et intègre la Saint Martins School of Art puis le Goldsmiths College. Peintre figuratif, à contre-courant des démarches conceptuelles, il se lance le défi de ne "peindre que ce qu’il connaît" et crée des images tirées de sa propre expérience et de l’environnement post-industriel qui l’a vu grandir. Ce point d’ancrage lui permet de s’évader et de reproduire sur ses toiles son interprétation du réel. Lauréat du British Council Award, il reçoit le prix BP Portrait et certaines de ses œuvres font partie de collections institutionnelles telles que celle de la National Portrait Gallery (NPG) et du Victoria & Albert Museum.

L’exposition que nous offre la Zedes Art Gallery s’étend sur deux étages et s’intitule ... And I Live by the River en référence aux paroles de London Calling, l’hymne de The Clash, le groupe de punk rock originaire de Londres. Ray Richardson travaille à partir de dessins d’observation, de photographies et il n’est pas rare qu’il convoque ses amis à venir poser pour lui dans son atelier. Il dépeint le quotidien de son quartier et s’inspire pour ce faire du septième art, de la musique Soul de Marvin Gaye et de Gil Scott Heron, des romans de James Ellroy, de la photographie de rue et de l’esthétique "Mods" (le terme est une abréviation de “Moderniste”, une contre-culture qui voit le jour en Grande-Bretagne dans les années 50-60 et connaît un renouveau au début des années 80).

Des paysages urbains et industriels traversés par des hommes solitaires rythment la visite. Dans la première salle, plusieurs œuvres nous donnent à voir un homme esseulé et mélancolique qui se promène le long des quais par une journée brumeuse. Il regarde au loin vers l’horizon ou tourne le dos à la Tamise et nous offre une image de l’intériorité et de la solitude. La mégalopole londonienne se profile en arrière-plan de certaines compositions, comme un ailleurs à la fois proche et lointain. "Le monde des affaires que l’on voit de l’autre côté de la Tamise, c’est un autre monde," explique le peintre.

Ses protagonistes atemporels sont presqu’exclusivement masculins et un bull terrier, son animal fétiche qui est aussi son alter ego canin, s’invite dans plusieurs de ses toiles. Dans un des tableaux, le chien au chanfrein atypique surgit d’un tunnel, un collier orné de la cocarde tricolore bleu-blanc-rouge emblématique des Mods, autour du cou. Les instants suspendus que Ray Richardson nous propose évoquent tantôt l’atmosphère virile d’un pub, d’un ring de boxe ou celle d’un terrain de foot tantôt l’effervescence des passants par une journée ensoleillée. Ses images sont silencieuses certes mais elles ne sont pas statiques et le jeu des regards et la gestuelle des mains de ses personnages laissent au visiteur le soin de reconstituer les trames narratives ébauchées.

La minutie de sa peinture s’inscrit dans le sillage de celle d’Edward Hopper et rappelle celle du canadien Alex Colville. Il s’inspire des cadrages cinématographiques (plongée, contre-plongée, gros plans) et le format de certaines de ses toiles rappelle la compression horizontale des images tournées en CinemaScope. Il cite volontiers Michael Caine et Martin Scorsese parmi ses références cinématographiques. Il a d’ailleurs été baptisé par le magazine GQ le "Martin Scorsese de la peinture figurative" et l’un des tableaux exposés est une référence directe à l’un des plans de Goodfellas (Les Affranchis, 1990), le film culte dudit réalisateur.

Au fil de ses toiles, Ray Richardson nous donne les clés de lecture de son univers et la fresque sociale qu’il peint lève le voile sur les acteurs d’une Angleterre située aux marges de la ville de Londres. Il nous aide à mieux comprendre l’autre, celui qui est notre proche voisin et qui nous semble pourtant si lointain. Peintre identitaire de la solitude urbaine et du vide existentiel, c’est avec empathie qu’il observe le monde et nous invite à dialoguer avec lui.

Ray Richardson … And I live by the River, Zedes Art Gallery, 36, Rue Paul Lauters B-1050 Bruxelles, Belgique. Jusqu’au 11 mai 2019.

Copyright © 2019, Zoé Schreiber

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, M HKA Anvers

"We will tell you loads of salades on our way to Venice," proclame la plasticienne vidéaste française Laure Prouvost sur une petite tapisserie en soie présentée au M HKA (Musée d’Art Contemporain d’Anvers) dans le cadre de la première rétrospective de son travail. Cette traduction en anglais de l’expression française "raconter des salades" est délibérément littérale et illustre comment Laure Prouvost se plaît à détourner le sens des mots et à soustraire le langage aux règles grammaticales et syntaxiques. L'œuvre, un clin d’œil facétieux à sa sélection pour représenter la France à la 58ème Biennale de Venise, fait partie d'une vaste installation ponctuée de moniteurs vidéo et composée d'un entrelacement de branches d’arbres et d'un fatras d’objets, tableaux et dessins accrochés le long d’un mur. 

Née près de Lille en 1978, Laure Prouvost a longtemps vécu à Londres avant de s’établir à Anvers où elle vit et travaille aujourd’hui. Elle étudie à la Saint Martins School of Art et au Goldsmiths College et devient l’assistante de l’artiste conceptuel britannique John Latham (1921-2006). En 2013, elle est la première lauréate française du prestigieux Turner Prize. Les années passées outre-Manche ont marqué de leur empreinte sa pratique artistique polymorphe et l’anglais ou plutôt le franglais (puisque l’artiste se réapproprie à sa façon cette langue qui n’est pas la sienne) émaille tant ses videos que ses récits et ses travaux. Elle manie avec humour et délectation malentendus, calembours, non-sens, contresens, fautes d’orthographe et erreurs de traduction. "Comme l’anglais n’est pas ma langue maternelle, je mets en question chaque mot que je prononce. Avoir une telle distance à la langue permet de jouer d’avantage avec elle et de douter de sa forme," explique-t-elle.

Intitulée AM-BIG-YOU-US LEGSICON, la rétrospective joue sur les ambiguïtés. Elle se visite comme un jeu de rébus géant où derrière toute image se cacherait une signification mais aussi une sensation. Une fois lu le texte introductif, le visiteur ne dispose pour feuille de route que du croquis d’une pieuvre. Cet animal marin est l’un des fétiches de Laure Prouvost parce que cette créature mystérieuse “déploie son cerveau dans tous ses tentacules. La pieuvre veut toucher pour comprendre. Elle pense en sentant, elle sent en pensant. Son grand problème est qu'elle n'a pas de mémoire."

En guise de "mise en bouche" toute symbolique, le promeneur est accueilli par une sculpture-tapis en forme de langue qu’il est invité à piétiner pour emprunter les escaliers et poursuivre sa visite. Les escaliers montés, derrière le rideau, c’est un univers qui frôle l’absurde qu’il découvre, un univers où la plasticienne l’initie à son "alphabet visuel". Elle bouscule les relations signifié/signifiant en associant des objets à des significations nouvelles. Une grande tapisserie nous révèle que dans l’antre de Laure Prouvost, un verre bleu représente "maman", une cigarette veut dire "à gauche", un flamand rose exprime “la colère” et que la meule de pain symbolise le "travail".

L’espace du M HKA a été cloisonné et redessiné pour permettre à la plasticienne de donner libre cours à son imagination débordante. Le linteau d’une des portes est posé tellement bas qu’il faut s’accroupir pour accéder à l’un des espaces, les murs sont placardés de messages rédigés en anglais et la visite est rythmée par l'ubiquité du montage sonore de ses vidéos. Le bric-à-brac qui compose ses installations immersives semble tout droit sorti des écrans et brise ainsi le mur invisible qui sépare la réalité de la fiction. Ses films mêlent le texte à l’image et font surgir des rapprochements sémantiques qui titillent la curiosité et éveillent l’imagination du spectateur. Elle nous invite à plonger dans son monde pour mieux nous envoûter et nous séduire.

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Tout au long du parcours, elle explore le potentiel narratif des objets. Surréalisme et humour s’immiscent dans la banalité du quotidien. Elle crée ainsi des objets-valises : des tiges de fer anthropomorphes à tête-miroir semblent figées en position de yoga et chaise et horloge arborent des excroissances mammaires ou se parent d’implants fessiers…

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

La pieuvre est une présence récurrente, tant dans les vidéos que dans les sculptures, les peintures ou dans une des installations où le visiteur est invité, si le cœur lui en dit, à boire un verre de vodka teinté à l’encre de seiche. This Means (2019), une impressionnante sculpture en verre de Murano, qui préfigure Vois ce bleu te fondre, le projet qu’elle présentera à la Biennale de Venise, trône dans un espace où l'air ambiant est brassé par un brumisateur qui émet des micro gouttelettes d'eau. 

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Fiction ou réalité? Mensonge ou vérité? Les frontières entre ces notions sont poreuses dans l’univers fantasque et déjanté de Laure Prouvost. Son œuvre a pour particularité la recherche de récits racontés à partir d'une narration intime, d’une auto-fiction.

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA. Photo: Zoé Schreiber

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA. Photo: Zoé Schreiber

Wantee (2013), l’œuvre qui lui a permis de remporter le Turner Prize, figure en bonne place dans la rétrospective. La vidéo d’une quinzaine de minutes est incorporée dans un décor. L’oeuvre s’inspire d’un “grand-père fictionnel”, ami proche du sculpteur dadaïste allemand Kurt Schwitters (1887-1948), qui aurait disparu en travaillant sur la réalisation de son ultime œuvre conceptuelle: un tunnel qui le mènerait de son salon jusqu'en Afrique... Ce grand-père fictif serait descendu dans le tunnel sans jamais en remonter et sans que personne ne sache ce qu’il est devenu. La compagne de Kurt Schwitters est surnommée “Wantee” à cause de son habitude de lui demander : “Do you want tea?” (“Veux-tu du thé?”) et sa “grand-mère” s’occupe en faisant de la poterie en attendant le retour de son époux… L’histoire de ce grand-père fictif renvoie, comme elle l’explique, à l’histoire avec un grand H, aux histoires qui se perdent parce qu’on les oublie et à celles que l’on tente de retrouver.

La visite de AM-BIG-YOU-US LEGSICON est une expérience déroutante voire à certains égards déconcertante… Elle constitue, en prémisse à la Biennale de Venise, une opportunité unique de découvrir les moults facettes de la pratique artistique polymorphe de Laure Prouvost. On y parle d'histoire, d'archives, d'espace, mais aussi d'art à l'ère des nouvelles technologies. Rares sont les expositions où nos cinq sens sont mis en éveil et où nos références traditionnelles sont à ce point bousculées. “En tant qu’artiste j’aime souvent perdre le contrôle, faire simplement allusion à certaines choses, afin que chacun puisse se faire sa propre interprétation. Le spectateur doit lui-même trouver du sens à son environnement et utiliser son imagination. Je joue avec l’idée d’être emporté dans des lieux dont on ne pourra peut-être pas revenir.

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, vue d’exposition M HKA, image courtesy M HKA

Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, M HKA Anvers, Leuvenstraat 32, 2000 Anvers, Belgique. Jusqu’au 19 mai 2019.