Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, 'Liquid Intelligence', WIELS

Ellen Gallagher & Edgar Cleijne, detail of Highway Gothic, 2017. Installation view, WIELS, 2019

Ellen Gallagher & Edgar Cleijne, detail of Highway Gothic, 2017. Installation view, WIELS, 2019

La mer est l’Histoire" écrivait le poète Derek Walcott (1930-2017), une métaphore qui lie le monde aquatique à la mémoire, deux thèmes chers à l'artiste américaine Ellen Gallagher dont le travail est mis à l’honneur au WIELS. 

Intitulée Liquid Intelligence, l'exposition proposée par Dirk Snauwaert regroupe une vingtaine de ses œuvres et deux installations audiovisuelles réalisées en collaboration avec le photographe et vidéaste hollandais Edgar Cleijne. La visite permet d'appréhender la pratique protéiforme de cette plasticienne basée entre New York et Rotterdam et de se plonger dans son univers visuel hybride, influencé tant par l’art abstrait et le modernisme que par la science-fiction et l’histoire culturelle afro-américaine. 

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, exhibition view. Image courtesy: WIELS

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, exhibition view. Image courtesy: WIELS

Née en 1965 d’une mère irlandaise et d’un père cap-verdien, Ellen Gallagher étudie l’écriture créative avant de s’orienter vers les arts visuels. Dans le courant des années 90, sa série de peintures où fourmillent yeux exorbités et lèvres charnues la propulse sur le devant de la scène artistique américaine.

Ces tableaux qui font allusion aux caricatures racistes des "minstrel shows" et du "blackface" ne figurent pas dans l’exposition du WIELS mais on retrouve le thème des yeux dans DeLuxe (2004-2005), un portfolio iconique de soixante estampes dans lequel elle retravaille à la gravure, à la peinture et au collage des pages de magazines lifestyle noirs (Ebony, Jet, Sepia) du milieu du XXème siècle. Si les mannequins noirs (souvent absents des publicités dans les autres médias de l’époque) sont ici omniprésents, l’affirmation de soi reste difficile dans une Amérique où les canons de beauté occidentaux sont la référence incontournable. Fascinée par le potentiel de transformation, Ellen Gallagher se penche sur ces anciennes publicités qui vantent perruques, produits éclaircissants et défrisants et affuble ces personnages en quête de beauté de perruques en plasticine jaune par ci, de paillettes et de gélatine par là, elle leur évide les yeux et les métamorphose en êtres monstrueux. Ce faisant, elle déconstruit les stéréotypes ambiants, souligne les ambigüités de la presse "ethnique" et crée une narration en mettant en avant certains mots et en retirant d’autres. 

Ellen Gallagher, detail of DeLuxe, 2004-2005. Image courtesy: WIELS

Ellen Gallagher, detail of DeLuxe, 2004-2005. Image courtesy: WIELS

Parmi les expériences formatrices qui ont jalonné son parcours, elle cite volontiers un voyage d’études océanographiques qui lui a permis d’observer et de dessiner des ptéropodes, ces microorganismes qui nagent au fond des océans. Progressivement sa pratique artistique va se centrer sur la place qu’occupe l’océan Atlantique dans l’imaginaire collectif afro-américain.

Dans un grand tableau aux couleurs pastel (An Ecstatic Draught of Fishes, 2018) réalisé spécialement pour l’exposition, elle évoque un paysage aquatique peuplé d’algues et de coraux. La toile est recouverte de papier ligné collé à même la surface. Les détails sont peints en relief et, au bas de l’œuvre, une sirène qui rappelle la statuaire africaine semble nous attirer vers le fond.

A travers cette œuvre mais aussi dans d’autres collages présentés dans Liquid Intelligence, l’artiste s’empare du mythe de Drexciya, une Atlantide noire imaginée dans les années 90 par le groupe de musique éponyme. Drexciya fait écho à la théorie du Black Atlantic (Paul Gilroy) selon laquelle l’océan Atlantique est un lieu de mémoire de la diaspora africaine. Ellen Gallagher s’appuie sur cette construction imaginaire et la représente dans son travail. Elle explore la possibilité d’un monde subaquatique fantastique où vivrait un peuple mythologique constitué des descendants des esclaves jetés par dessus bord lors du "Passage du Milieu", la traversée transatlantique qui les menait de l’Afrique à l’Amérique.

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, vue d’exposition. Photo: Zoé Schreiber

Liquid Intelligence, Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, WIELS, vue d’exposition. Photo: Zoé Schreiber

Dans Watery Ecstatic (2001-), elle s'inspire du scrimshaw (l’artisanat développé au XIXème siècle par les marins baleiniers qui consiste à embellir les os et les dents de mammifères marins en y incrustant des motifs divers) et grave au scalpel un papier aquarelle épais pour y faire émerger des créatures anthropomorphes.

Ses Black Paintings revisitent, à l’instar d’Ad Reinhardt et de Pierre Soulages, la tradition picturale du monochrome noir. La série de quatre toiles intitulées Niggers Battling in a Cave (2016) fait référence à une inscription manuscrite découverte il y a peu lors de la restauration du Carré Noir de Malevitch. Les collages qui composent les tableaux sont appliqués à même la toile et sont ensuite enduits d’un émail noir jais. Le rendu à la fois opaque et réfléchissant suggère les eaux souillées par les marées noires. Fragments de texte et morceaux de papier journal émergent de ci de là et laissent imaginer que, tout comme l’océan, ces tableaux à l’opacité abyssale, recèlent des récits inachevés.

En fin de visite, les deux installations cinématographiques sont le fruit de sa collaboration avec Edgar Cleijne. Highway Gothic (2017) propose une réflexion sur l’impact écologique et culturel pernicieux de l’autoroute qui traverse le delta du Mississippi et un quartier à majorité noire de la Nouvelle-Orléans. Des bannières en cyanotype structurent la salle et certaines font office d’écran. La pulsation de la musique retentit de façon intermittente, les paysages défilent et au détour d’une image, un homme seul vient à notre rencontre.

Edgar Cleijne & Ellen Gallagher, installation view Highway Gothic, 2017, 16 mm film still. WIELS, 2019

Edgar Cleijne & Ellen Gallagher, installation view Highway Gothic, 2017, 16 mm film still. WIELS, 2019

Dans Osedax (2010), une installation immersive, Ellen Gallagher et Edgar Cleijne illustrent la "chute de baleines", un phénomène scientifique qui entraîne les carcasses de cétacés vers le plancher océanique où elles sont dévorées par les charognards et les vers osedax. Le bruit du projecteur 16mm et de celui du projecteur de diapositives rappelle l’intensité sonore des fonds marins et nous plonge littéralement “vingt mille lieues sous les mers".

En guise de conclusion, je me permets à nouveau de citer les vers de Derek Walcott et le laisse répondre aux interrogations posées par l'exposition:

« Où sont vos monuments, vos batailles, vos martyrs?
Où est votre mémoire tribale? Messieurs,
dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer
les a enfermés. La mer est l’Histoire. »


Ellen Gallagher with Edgar Cleijne, ‘Liquid Intelligence’, WIELS Contemporary Art Centre, Avenue Van Volxem 354, B-1190 Bruxelles, Belgique. Jusqu’au 28 avril 2019.

À vos agendas!


Copyright © 2019, Zoé Schreiber

Robert Mangold, 'Works from 1967 to 2017', Galerie Greta Meert

Le peintre américain Robert Ryman s’est éteint le 8 février dernier à l’âge de 88 ans. Artiste autodidacte et figure de proue du mouvement minimaliste, il consacra sa vie à l’exploration des possibilités picturales du blanc, couleur qu’il déclina sous toutes ses formes et sur différents supports, notamment sur ses emblématiques toiles au format carré.

C’est un accrochage épuré consacré à son ami et compatriote, le peintre Robert Mangold (1937-), que nous propose la galerie Greta Meert. Organisée chronologiquement, l’exposition intitulée Works from 1967 to 2017 retrace un demi-siècle de création artistique et met en lumière la cohérence et la subtilité de l’évolution de l’œuvre de Robert Mangold au fil des années.

Robert Mangold, 'Works from 1967 to 2017', exhibition view, Galerie Greta Meert Image courtesy the artist and Galerie Greta Meert

Robert Mangold, 'Works from 1967 to 2017', exhibition view, Galerie Greta Meert
Image courtesy the artist and Galerie Greta Meert

Après des études à la Yale School of Art, l’artiste s’installe à New York au début des années 60. Pour subvenir à ses besoins, il rejoint l'équipe de gardiennage puis celle de la bibliothèque du MoMa (Museum of Modern Art). Cet emploi lui permet non seulement de côtoyer au quotidien les œuvres de Matisse, de Mondrian, de Rothko, d'Ad Reinhardt ou de Barnett Newman pour ne citer qu'elles, mais aussi de rencontrer ses pairs, employés comme lui au musée. A l’instar de Dan Flavin, de Sol LeWitt et de Robert Ryman entre autres, il va progressivement remettre en question l’hégémonie de l’expressionnisme abstrait et du Pop Art et participer à la redéfinition de l’œuvre d’art qui sera souvent réduite à sa plus simple expression. Lucy Lippard, la critique d’art et compagne de Robert Ryman, sera l’une des premières à défendre dans ses écrits les démarches respectives des futurs acteurs du mouvement conceptuel et minimaliste et à théoriser leur intérêt commun pour les relations entre peinture et sculpture et la relation de l’oeuvre à l’espace.

Fasciné par l’architecture et le paysage urbain new-yorkais, Robert Mangold perçoit les gratte-ciels, les blocs d’immeubles et les interstices entre les bâtiments comme autant de fragments, de constructions géométriques qu’il s’évertue à fixer dans ses œuvres.

Adepte du monochrome et de la technique du “Shaped Canvas” (toiles aux contours géométriquement façonnés), Robert Mangold s’affranchit, comme l'ont fait Frank Stella et Ellsworth Kelly, du format rectangulaire de la toile sur châssis et peint sur des supports aux formes découpées: des cercles, des triangles, des trapèzes ou encore des hexagones. "La forme est le premier élément de mon travail. Je ne dirais pas que c'est le plus important, mais tout commence par là," explique-t-il. Il travaille par séries et met en relation dans ses compositions forme, ligne et couleur. Sa palette se décline en un camaïeu de bruns, de verts, d’oranges, de gris et de jaunes. Il passe de la peinture à l’huile à l’acrylique qu’il étend au rouleau sur le support pour un rendu homogène...

Ses tableaux à l’esthétique dépouillée sont l’aboutissement de recherches méthodiques qu’il conduit à partir d’esquisses préparatoires. Un dessin sur papier précède toujours l’œuvre aboutie et on peut en découvrir quelques uns dans l’exposition. Il simplifie les figures qu’il voit dans l’espace de la ville et les traduit dans ses tableaux abstraits de grand format certes mais à échelle humaine. Les interstices sont une constance dans son travail. Au début de sa pratique, comme on le voit au rez-de-chaussée, la ligne jointive résulte du rapprochement de panneaux modulables. Progressivement, il va dessiner la ligne de division au crayon sur ses tableaux peints et les lignes et courbes sinueuses de ses œuvres plus récentes rappellent les diagrammes de Venn et confèrent une dimension sensuelle à la rigueur quasi-mathématique de sa quête de la forme et de la proportion juste. En mettant en dialogue dessin et peinture, deux disciplines longtemps considérées distinctes, il crée une autre façon d’appréhender l’œuvre.

Au fil de années, il analyse et reconfigure des formes géométriques élémentaires (un carré, un cercle…), il les emboite les unes dans les autres et les déforme légèrement. Les titres qu’il donne à ses œuvres décrivent leurs propriétés matérielles et physiques (Distorted Square, Plane Figure, Two Open Squares within a Yellow Area, Split Ring Image, etc.).. Ses cercles ne sont pas tout à fait des cercles, ses carrés ne sont pas tout à fait des carrés et les figures qu'il dessine à l'intérieur de ses tableaux sont elles aussi déformées. Le spectateur est amené à s'interroger sur la tension entre la forme intérieure du dessin et la forme extérieure. Les œuvres exposées au 3ème étage montrent des quadrilatères découpés tels des fenêtres dans les toiles colorées. Ces carrés révèlent le mur d’exposition sur lequel repose le tableau et suscitent une réflexion sur le rapport extérieur/intérieur dans la mesure où l’intérieur du carré est identique à l’extérieur de la forme qui lui sert de cadre... Pour citer librement Mangold, c’est comme si “le tableau n’est ni un objet ni une fenêtre. Il se situe entre les deux, un espace entre objet et fenêtre.”

La galerie Greta Meert est un superbe écrin pour les œuvres abstraites de Robert Mangold et on sort éblouis par la maîtrise et par la vitalité qui se dégage de l’exposition.

 

Robert Mangold, Works from 1967 to 2017, Galerie Greta Meert, Rue du Canal 13, B-1000 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 6 avril 2019.

Copyright © 2019, Zoé Schreiber


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Njideka Akunyili Crosby, 'The Beautyful Ones', National Portrait Gallery, Londres

En ce début d’année, la National Portrait Gallery de Londres consacre deux de ses salles à l’artiste Njideka Akunyili Crosby. Intitulée The Beautyful Ones, l’exposition présente quelques uns des portraits de jeunes nigérians issus de sa série éponyme ainsi que certains de ses tableaux plus intimes. La visite permet de s’imprégner de la démarche de cette étoile montante de la scène artistique contemporaine et de comprendre comment elle traduit son héritage culturel dans sa pratique artistique.

Njideka Akunyili Crosby, The Beautyful Ones, National Portrait Gallery London, exhibition view. Image courtesy: National Portrait Gallery London

Njideka Akunyili Crosby, The Beautyful Ones, National Portrait Gallery London, exhibition view. Image courtesy: National Portrait Gallery London

Née en 1983 à Enegu au Nigeria, Njideka Akunyili Crosby émigre aux Etats-Unis à l’âge de seize ans. Après des études au Swarthmore College, à la Pennsylvania Academy of the Fine Arts et à la Yale University School of Art, elle effectue une résidence d’artiste au Studio Museum à Harlem (2011-2012). Son travail est récompensé par le Prix Canson en 2016 et elle reçoit l’année suivante une bourse de la prestigieuse Fondation MacArthur (Genius Grant). Sa trajectoire est fulgurante et ses œuvres se vendent à des prix record aux enchères. D’aucuns d’entre vous ont peut-être découvert son travail dans l’espace public du Whitney Museum, le long de la Highline à New York (2015-2016) ou, plus récemment, dans la station de métro de Brixton à Londres (fresque murale inaugurée en septembre 2018 et exposée jusqu’en mars 2019 dans le cadre de Art on the Underground 2018).

À la fois complexe et singulier, son langage visuel est à l’image de sa culture plurielle. Le papier est son support de prédilection et elle le sublime en juxtaposant sur une même surface peinture, dessin, collages et transferts de photographies diluées à l’acétone. Ses larges compositions reposent sur des photographies familiales et des photographies tirées de revues de mode nigériane, sur des images de films de Nollywood, sur des coupures de presse ou des clichés évoquant la grande Histoire et la Pop Culture et elles s’inscrivent dans la tradition picturale occidentale (portrait et nature morte) que Ndjideka Akunyli Crosby se réapproprie. La superposition des différentes couches de matière sont à lire comme tant de "pierres" menant à la construction de son identité dont les racines sont fermement ancrées sur le continent africain et l'esprit est ouvert sur le monde.

Something Split and New, 2013 Acrylic, transfers, colored pencil, pastel, charcoal, marble dust and collage on paper, 7 ft.× 9.25 ft. © Njideka Akunyili Crosby Courtesy the artist and Victoria Miro, London/Venice

Something Split and New, 2013
Acrylic, transfers, colored pencil, pastel, charcoal, marble dust and collage on paper, 7 ft.× 9.25 ft.
© Njideka Akunyili Crosby Courtesy the artist and Victoria Miro, London/Venice

La plasticienne met en scène des personnages, seuls ou en groupe (membres de sa famille, amis, son couple, et parfois même elle-même...), imaginaires ou réels, dans des environnements domestiques. Les silhouettes sont souvent encadrées par l’embrasure d’une porte ou le vantail d’une fenêtre. Tout en maintenant une certaine distance, elle nous invite à entrer dans la sphère familiale ou de l’intime et une certaine tendresse se dégage de ses œuvres. Son travail s’inscrit dans le sillage d’artistes collagistes afro-américains comme Romare Bearden, Mickalene Thomas ou Wangechi Mutu, et Ndjideka Akunyili Crosby cite volontiers les photographes Seydou Keïta et Malick Sidibe et les peintres Edouard Manet et Vilhelm Hammershøi parmi ses influences.

Ses toiles gagnent à être regardées de près. En effet, plus on se rapproche du tableau, plus se dessine, en marge des couches de peinture colorées, l’extraordinaire "tapisserie" d’images entrelacées. L’œil découvre au fur et à mesure le portrait d’un chanteur de musique highlife qui jouxte celui d’une actrice de Nollywood ou encore une photo du mariage de l’artiste… La saturation des images rappelle le wax, ce tissu haut en couleur emblématique de l’identité africaine.

Une multitude de temporalités et de lieux cohabitent dans ses tableaux qui offrent de ce fait plusieurs pistes de lecture. Les documents et "souvenirs visuels" qu’elle incorpore oscillent entre mémoire individuelle et collective. Les clichés qu’elle juxtapose forment un kaléidoscope d’images que le visiteur est invité à déchiffrer. 

Dans The Beautiful Ones Series #2, les socquettes blanches et les mocassins du garçonnet rappellent le look vestimentaire de Michael Jackson. La fillette de The Beautiful ones Series #4 pose vêtue de sa robe de communion aux côtés d'une poupée bleue aux traits européens, inspirée des poupées de fertilité Akua-ba.

The Beautyful Ones Series #7 by Njideka Akunyili Crosby, 2018.Njideka Akunyili Crosby
© Njideka Akunyili Crosby Courtesy the artist and Victoria Miro, London/Venice

L’artiste illustre la quête identitaire qui sous-tend toute expérience migratoire et évoque le brassage d’influences qui caractérise les sociétés postcoloniales. Elle fait la synthèse visuelle de ce qu’offrent les différentes cultures (nigériane, européenne et américaine) qu’elle côtoie et souligne ce faisant que cultures et identités sont fondamentalement hybrides et que cette hybridité devient un espace d’émancipation, un espace de l’entre-deux ou, pour reprendre le concept du théoricien Homi Bhabha, un "tiers-espace".

L’intitulé de l’exposition fait référence au roman The Beautyful Ones Are Not Yet Born (1968) du ghanéen Ayi Kwei Armah et témoigne de l’intérêt qu’elle porte à la littérature. A l’instar d’auteurs tels que Taiye Selasi, Junot Diaz ou Edwige Dandicat, Njideka Akunyili Crosby s’attèle à raconter visuellement le vécu de ceux qui ont plus d’une réponse à la question "d’où venez-vous?" À cet égard, elle rejoint l’approche de sa compatriote, l’écrivaine Chimamanda Ngozie Adichie, qui prône la multiplicité des récits et dénonce "le danger d’une histoire unique".

Njideka Akunyili Crosby, The Beautyful Ones, National Portrait Gallery (NPG), salles 41 & 41a. St. Martin's Pl, Londres, Royaume-Uni. Jusqu’au 3 février 2019

Copyright © 2019, Zoé Schreiber


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'Claude Samuel Zanele', FoMU Anvers

Le FoMU (Fotomuseum Antwerpen) accueille trois photographes de générations et d’horizons différents - la française Claude Cahun (1894-1954), le camerouno-nigérian Samuel Fosso (1962-) et la sud-africaine Zanele Muholi (1972-) - et nous invite à aller à la rencontre de leurs démarches respectives.

Intitulée Claude Samuel Zanele et organisée en collaboration avec le centre d’art londonien Autograph, l'exposition confronte le travail de ces trois grands noms de la photographie dont le dénominateur commun est la pratique de l'autoportrait. En les exposant tour à tour au fil des salles, le FoMu propose une réflexion sur les liens entre subjectivité et construction de l’identité sociale, sexuelle ou raciale et incite le spectateur à s’interroger sur les questions que soulèvent les autoportraits présentés.

Au confluent de l'intime et de l'universel, de l'introspection et du désir de s'adresser à tout un chacun, l’autoportrait (ou auto-figuration) décrit le processus par lequel l’artiste devient son propre modèle. Genre artistique à part entière, l’autoportrait a d’abord été l’apanage de la peinture. Il s’est toutefois imposé dans la photographie dès l’invention du médium. Le premier portrait photographique est d’ailleurs un autoportrait (Robert Cornelius, circa. 1839) et, très tôt, les photographes vont manipuler le cadrage, l’éclairage et le point de vue afin de façonner voire scénariser l’image qu’ils souhaitent renvoyer d’eux-mêmes (Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé, 1840).



Qui dit autoportrait ne dit pas nécessairement démarche autobiographique. Théâtre de l'interaction entre la perception de soi et l’altérité, si l’autoportrait permet aux artistes de saisir leur propre image, il leur permet aussi de se glisser dans la peau d’un autre ou de se réinventer. Les œuvres présentées dans l’exposition oscillent entre ces différentes stratégies de représentation. Le “je” de Claude Cahun, Samuel Fosso et Zanele Muholi rime avec “jeu”: les artistes exposés se déguisent et revêtent des apparences multiples tout en exprimant ce faisant quelque chose de leur personnalité propre.



Claude, Samuel, Zanele, vue d’exposition, FoMu Anvers. Jusqu’au 10 février 2019. Commissaires d'exposition: Rein Deslé, Joachim Naudts en Renée Mussai (Autograph London)

Claude, Samuel, Zanele, vue d’exposition, FoMu Anvers. Jusqu’au 10 février 2019.
Commissaires d'exposition: Rein Deslé, Joachim Naudts en Renée Mussai (Autograph London)

Dans ses autoportraits monochromes de petit format, Claude Cahun née Lucy Schwob, se sert de sa propre image pour bousculer les préjugés liés à l’identité sexuelle. Le corpus de ses œuvres, accroché au cœur de l’exposition, montre comment elle a utilisé en précurseur l’auto-figuration pour remettre en question le concept de genre. Artiste et écrivaine d’avant-garde proche des surréalistes, elle a un goût prononcé pour la performance et le travestissement. Androgyne, elle écrira que "neutre est le seul genre qui me convienne toujours" et pose devant son objectif habillée en femme ou en homme, cheveux longs ou rasés. Elle se photographie seule ou aux côtés de sa compagne et belle-sœur Suzanne Malherbe dite Marcel Moore. Sa démarche s’apparente à une recherche de soi et, par le biais de jeux de masques, de symétries, de miroirs et de déguisements, elle se dévoile dans sa dualité. “Sous ce masque, un autre masque. Je n’en finirai pas de soulever tous ces visages” écrira-elle encore. Longtemps oubliée, son œuvre refait surface dans les années 80-90 dans le cadre de la critique féministe et des gender studies nord-américaines et influence d’autres artistes photographes comme Cindy Sherman et Gillian Wearing. 

L’acte de braquer un appareil photo sur soi apparaît comme une évidence au jeune Samuel Fosso et ce sont ses clichés en noir et blanc des années 70-80 qui nous accueillent dans la partie du parcours qui lui est consacrée. Il ouvre son premier studio photo à l’âge de treize ans à Bangui en République centrafricaine. Il passe ses journées à photographier ses clients et, après les heures d’ouverture de son studio, achève les rouleaux de pellicules inutilisés en prenant la pose devant l’objectif. Il se met en scène et endosse autant de rôles que lui permet la panoplie de tenues et d’accessoires qu’il revêt. Destinés à être envoyés à sa grand-mère au Nigeria, ses autoportraits rappellent l’esthétique de “la photographie de studio” de ses aînés, les maliens Seydou Keïta (1921-2001) et Malick Sidibé (1936-2016). Ses clichés ne seront découverts par le public qu’en 1994 à l’occasion de la première Biennale de Bamako. Fort de son succès, Samuel Fosso élargit son propos et utilise l’autoportrait pour rendre hommage à un être qui lui était cher (Mémoire d’un ami, 2000) ou pour raconter des pans de l’histoire du continent africain. Dans sa série emblématique intitulée African Spirits (2008), il réinterprète les portraits iconiques des "figures" des indépendances africaines et du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. Samuel Fosso leur rend hommage et, tel un caméléon, l’homme aux multiples visages se transforme en Malcolm X, Patrice Lumumba, Angela Davis, Nelson Mandela, Aimé Césaire ou Muhammad Ali pour ne citer qu’eux. Plus tard, il traduira l’influence économique et politique de la Chine en Afrique en se déguisant en Mao Zedong dans The Emperor of Africa (2013). Le format de ses tirages plus récents est monumental et, bien qu’il demeure reconnaissable, la ressemblance entre Samuel Fosso et celles des personnalités publiques qu’il interprète est saisissante.

Connue pour son travail d’archive photographique de la communauté LGBTI d’Afrique du Sud (Faces and Phases), l’"activiste visuelle" Zanele Muholi conçoit quant à elle l'autoportrait comme un outil militant. Les clichés qui composent la série Somnyama Ngonyama ("Louée soit la lionne noire" en zoulouont été réalisés au cours de ses déplacements en Amérique, en Afrique et en Europe. Zanele Muholi part du particulier (affirmation de soi et de son vécu en tant que femme lesbienne et noire) pour évoquer tant l’histoire de son pays natal que pour questionner la représentation du corps noir dans l’histoire de la photographie. En effet, si dans la série Faces and Phases elle dénonçait et levait le voile sur les violences homophobes subies par sa communauté (le viol correctif notamment), avec Somnyama Ngonyama, Zanele Muholi s’est, pour la citer, "embarquée dans un voyage déroutant d’autodéfinition, repensant la culture du selfie, de l’autoreprésentation et de l’auto-expression”. La série est encore inachevée et Zanele Muholi a pour ambition de réaliser 365 autoportraits pour symboliser les 365 jours que compte une année. La photographe se met en scène parée de différents accessoires et objets de récupération. Elle apparaît tour à tour couronnée d’un "diadème" de pinces à linge ou auréolée d’un tuyau. Les cadrages sont tantôt resserrés sur son visage ou enveloppent sa silhouette toute entière. Les images en noir et blanc sont volontairement très contrastées et mettent en avant sa “négritude”. Le blanc de ses yeux se détache des compositions et son regard, souvent frontal et perçant, nous interpelle.

Au terme du parcours, le visiteur ne peut que se rendre à l’évidence: si la pratique de l’autoportrait permet à Claude Cahun, Samuel Fosso et Zanele Muholi de se mettre en scène, de s’effacer, de se reconstruire et de se présenter à nous comme autre, elle leur permet aussi d’explorer les différentes facettes de leur identité et de tromper nos habitudes de lecture... Je conclurai en citant Rein Deslé, l’une des co-curatrices de l’exposition Claude Samuel Zanele: "A mille lieues de l’introspection, chaque image sélectionnée cache une intention, dit quelque chose de notre monde."

Claude, Samuel, Zanele, FoMU Antwerpen, Waalsekaai 47, 2000 Anvers, Belgique. Jusqu’au 10 février 2019.

Copyright © 2019, Zoé Schreiber 


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