En ce début d’année, la National Portrait Gallery de Londres consacre deux de ses salles à l’artiste Njideka Akunyili Crosby. Intitulée The Beautyful Ones, l’exposition présente quelques uns des portraits de jeunes nigérians issus de sa série éponyme ainsi que certains de ses tableaux plus intimes. La visite permet de s’imprégner de la démarche de cette étoile montante de la scène artistique contemporaine et de comprendre comment elle traduit son héritage culturel dans sa pratique artistique.
Née en 1983 à Enegu au Nigeria, Njideka Akunyili Crosby émigre aux Etats-Unis à l’âge de seize ans. Après des études au Swarthmore College, à la Pennsylvania Academy of the Fine Arts et à la Yale University School of Art, elle effectue une résidence d’artiste au Studio Museum à Harlem (2011-2012). Son travail est récompensé par le Prix Canson en 2016 et elle reçoit l’année suivante une bourse de la prestigieuse Fondation MacArthur (Genius Grant). Sa trajectoire est fulgurante et ses œuvres se vendent à des prix record aux enchères. D’aucuns d’entre vous ont peut-être découvert son travail dans l’espace public du Whitney Museum, le long de la Highline à New York (2015-2016) ou, plus récemment, dans la station de métro de Brixton à Londres (fresque murale inaugurée en septembre 2018 et exposée jusqu’en mars 2019 dans le cadre de Art on the Underground 2018).
À la fois complexe et singulier, son langage visuel est à l’image de sa culture plurielle. Le papier est son support de prédilection et elle le sublime en juxtaposant sur une même surface peinture, dessin, collages et transferts de photographies diluées à l’acétone. Ses larges compositions reposent sur des photographies familiales et des photographies tirées de revues de mode nigériane, sur des images de films de Nollywood, sur des coupures de presse ou des clichés évoquant la grande Histoire et la Pop Culture et elles s’inscrivent dans la tradition picturale occidentale (portrait et nature morte) que Ndjideka Akunyli Crosby se réapproprie. La superposition des différentes couches de matière sont à lire comme tant de "pierres" menant à la construction de son identité dont les racines sont fermement ancrées sur le continent africain et l'esprit est ouvert sur le monde.
La plasticienne met en scène des personnages, seuls ou en groupe (membres de sa famille, amis, son couple, et parfois même elle-même...), imaginaires ou réels, dans des environnements domestiques. Les silhouettes sont souvent encadrées par l’embrasure d’une porte ou le vantail d’une fenêtre. Tout en maintenant une certaine distance, elle nous invite à entrer dans la sphère familiale ou de l’intime et une certaine tendresse se dégage de ses œuvres. Son travail s’inscrit dans le sillage d’artistes collagistes afro-américains comme Romare Bearden, Mickalene Thomas ou Wangechi Mutu, et Ndjideka Akunyili Crosby cite volontiers les photographes Seydou Keïta et Malick Sidibe et les peintres Edouard Manet et Vilhelm Hammershøi parmi ses influences.
Ses toiles gagnent à être regardées de près. En effet, plus on se rapproche du tableau, plus se dessine, en marge des couches de peinture colorées, l’extraordinaire "tapisserie" d’images entrelacées. L’œil découvre au fur et à mesure le portrait d’un chanteur de musique highlife qui jouxte celui d’une actrice de Nollywood ou encore une photo du mariage de l’artiste… La saturation des images rappelle le wax, ce tissu haut en couleur emblématique de l’identité africaine.
Une multitude de temporalités et de lieux cohabitent dans ses tableaux qui offrent de ce fait plusieurs pistes de lecture. Les documents et "souvenirs visuels" qu’elle incorpore oscillent entre mémoire individuelle et collective. Les clichés qu’elle juxtapose forment un kaléidoscope d’images que le visiteur est invité à déchiffrer.
Dans The Beautiful Ones Series #2, les socquettes blanches et les mocassins du garçonnet rappellent le look vestimentaire de Michael Jackson. La fillette de The Beautiful ones Series #4 pose vêtue de sa robe de communion aux côtés d'une poupée bleue aux traits européens, inspirée des poupées de fertilité Akua-ba.
L’artiste illustre la quête identitaire qui sous-tend toute expérience migratoire et évoque le brassage d’influences qui caractérise les sociétés postcoloniales. Elle fait la synthèse visuelle de ce qu’offrent les différentes cultures (nigériane, européenne et américaine) qu’elle côtoie et souligne ce faisant que cultures et identités sont fondamentalement hybrides et que cette hybridité devient un espace d’émancipation, un espace de l’entre-deux ou, pour reprendre le concept du théoricien Homi Bhabha, un "tiers-espace".
L’intitulé de l’exposition fait référence au roman The Beautyful Ones Are Not Yet Born (1968) du ghanéen Ayi Kwei Armah et témoigne de l’intérêt qu’elle porte à la littérature. A l’instar d’auteurs tels que Taiye Selasi, Junot Diaz ou Edwige Dandicat, Njideka Akunyili Crosby s’attèle à raconter visuellement le vécu de ceux qui ont plus d’une réponse à la question "d’où venez-vous?" À cet égard, elle rejoint l’approche de sa compatriote, l’écrivaine Chimamanda Ngozie Adichie, qui prône la multiplicité des récits et dénonce "le danger d’une histoire unique".
Njideka Akunyili Crosby, The Beautyful Ones, National Portrait Gallery (NPG), salles 41 & 41a. St. Martin's Pl, Londres, Royaume-Uni. Jusqu’au 3 février 2019
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