Chiharu Shiota, 'Destination', Galerie Daniel Templon, Paris

Pour ceux qui n'ont pas encore découvert le travail de la plasticienne japonaise Chiharu Shiota, une session de rattrapage est offerte en ce début d'été dans les deux espaces de la galerie Daniel Templon à Paris.

Si l'artiste se consacrait à ses débuts à la performance et utilisait son corps comme matériau, elle a progressivement étendu sa pratique à la création d'impressionnantes installations de fils entrelacés. Lesdites installations sont d'ailleurs devenues, depuis le milieu des années 90, sa marque de fabrique et lui permettent de matérialiser ses questionnements existentiels. Comme elle le dit elle-même: "j'ai commencé par la peinture. Ensuite j'ai voulu peindre l'air en trois dimensions, avec du fil noir de préférence comme un trait de crayon". Le noir et le rouge sont ses deux couleurs de prédilection: le rouge qui évoque "le flux sanguin et le noir qui renvoie à l'immensité de l'univers."

Exhibition view "Destination", Galerie Daniel Templon, Paris 2017. Image courtesy: Galerie Daniel Templon

Exhibition view "Destination", Galerie Daniel Templon, Paris 2017. Image courtesy: Galerie Daniel Templon

Née à Osaka en 1972, Chiharu Shiota vit et travaille à Berlin depuis une vingtaine d'années. Son travail explore les rêves et les espoirs qui nourrissent notre vécu mais aussi les liens que nous tissons les uns avec les autres, la mémoire et les souvenirs, la perte et les absences. Elle a représenté le Japon à la 56ème édition de la Biennale de Venise en 2015 (The Key in the Hand) et a été, en début d’année, l'invitée du grand magasin parisien le Bon Marché pour qui elle créa exceptionnellement une installation "cousue de fil blanc" (Where are we going?). À l'instar des deux œuvres précitées, l'installation in situ qu'elle nous propose dans l’exposition Destination est spectaculaire et théâtrale.

Du sol au plafond, une des salles de la galerie est saturée de fils de laine rouge, des fils qui tels ceux d'une toile d'araignée gigantesque et compacte, se croisent et s'entrecroisent. L'installation est immersive et les fils, tendus à certains endroits et distendus à d'autres, sont comme suspendus au-dessus des visiteurs qu'ils enveloppent. Aux confins de cet océan de fils rouges, une barque semble vouloir s'extirper des mailles du filet qui l'emprisonne… La scénographie est à la fois poétique, symbolique et mystérieuse.

"Destination", Galerie Daniel Templon, Paris 2017. Detail of installation.

"Destination", Galerie Daniel Templon, Paris 2017. Detail of installation.

La couleur rouge fait immanquablement penser à la couleur du sang. En voyant la barque, on ne peut s’empêcher de penser aux réfugiés qui se noient en Méditerranée avant d'atteindre leur destination. Mais, la barque rappelle peut-être également que nous perdons parfois de vue notre propre destination et oublions le sens que nous souhaitons donner à notre vie... Comme l’explique l’artiste: "les bateaux transportent les gens et le temps. Ils sont pointés vers une direction, sans aucun autre choix que d’avancer. Même si nous ne savons pas où nous allons, nous ne pouvons nous arrêter. La vie est un voyage incertain et merveilleux, et les bateaux symbolisent nos rêves et nos espoirs."

D’autres œuvres côtoient l’installation. Dans les tableaux exposés, les fils sont minutieusement brodés à même la toile et redessinent la voûte céleste.

Exhibition view "Destination", Galerie Daniel Templon, Paris 2017. Image courtesy: Galerie Daniel Templon

Exhibition view "Destination", Galerie Daniel Templon, Paris 2017. Image courtesy: Galerie Daniel Templon

Chiharu Shiota, Night Sky III, 2017. Ficelle sur toile, 200 x 140 cm, détail.

Chiharu Shiota, Night Sky III, 2017. Ficelle sur toile, 200 x 140 cm, détail.

Dans une série de sculptures, Chiharu Shiota recouvre des caissons de son tissage caractéristique. A l'intérieur, on devine en transparence des objets: feuilles de papier, chaise, sextan, robe d'enfant, télescope et carte géographique sont capturés dans ces enchevêtrements de fils de laine rouge ou noire. Contrairement aux installations, ces œuvres sont impénétrables et imposent au visiteur un recul par rapport à l'environnement créé.

"Destination", Galerie Daniel Templon, Paris 2017. Detail of installation.

"Destination", Galerie Daniel Templon, Paris 2017. Detail of installation.

Le travail de Chiharu Shiota ne laisse pas indifférent et si vous êtes de passage à Paris cet été, je vous encourage vivement à vous plonger dans son univers troublant. Pour celles et ceux qui souhaiteraient approfondir, l'artiste sera mise à l'honneur dans Between The Lines, la rétrospective que lui consacre Le Noordbrabants Museum du 24 juin au 15 octobre prochain.

 

Chiharu Shiota, 'Destination', Galerie Daniel Templon, rue Beaubourg 30, 75003 Paris, France. Jusqu'au 22 juillet 2017.

Chiharu Shiota, 'Between The Lines', Het Noordbrabants Museum, Verwersstraat 41, 5211 HT 's-Hertogenbosch, Pays-Bas. Du 24 juin au 15 octobre 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

'Without Camera', Hopstreet Gallery

Diverses pratiques d’appropriation d’"images trouvées" sont mises en évidence dans l'exposition de groupe ‘Without Camera’ que nous invite à découvrir la Hopstreet Gallery.

L’exposition s’articule autour du travail de cinq artistes qui "recyclent" et "réutilisent" dans leurs œuvres des photographies préexistantes. En revisitant, à travers des collages, des découpages, des superpositions et des réimpressions, les "matières premières" qui servent de terreau à leurs créations, ces "photographes sans caméra" les détournent, les réinventent et leurs insufflent une seconde vie.

'Without Camera', Hopstreet Gallery, vue d'installation. Image courtesy: Hopstreet Gallery

'Without Camera', Hopstreet Gallery, vue d'installation. Image courtesy: Hopstreet Gallery

Une cinquantaine d’œuvres de petits formats sont exposées. Chacune d'entre elles juxtapose deux temporalités dans la mesure où le visiteur est confronté tant au moment (présent) de l'intervention de l'artiste qu'à l'instant (passé) de la prise de vue de l'"image trouvée".

L'artiste anglaise Julie Cockburn s'approprie des clichés anonymes et ordinaires et retouche le noir et blanc et le sépia d'origine par des motifs brodés aux couleurs acidulées qu'elle coud minutieusement à même les tirages anciens. Si elle pique poétiquement les fleurs de cerisiers le long d'une route de campagne dans Breeze, 2017, dans Masqua, 2014, elle frise l'abstraction en recouvrant d'une parure géométrique le visage d'une femme et raconte par ce biais une histoire à la fois nostalgique et extra-ordinaire. Je ne peux m'empêcher de rapprocher cette réappropriation du vintage au travail poétique de Léopoldine Roux qui elle aussi donne une seconde vie aux images qu'elle déniche dans des brocantes.

Le belge Noé Sandas suit un processus artistique similaire dans une des deux séries exposées (Peep). Il s'approprie des photographies érotiques du siècle dernier en cachant partiellement le corps et complètement le visage des femmes qui y figurent et réimprime les images créées au format carte postale. Ses interventions tendent vers l’abstraction et sont présentées en constellation, dans des cadres anciens. Des images originales, seules demeurent les postures des corps, isolées et répertoriées par l'artiste qui semble vouloir capter la gestuelle de séduction d'une époque révolue... Comme il l'explique: "toutes mes photographies manipulées sont sans visage ou, comme j'aime le dire, Sans-Nom - comme si elles avaient juste été trouvées au site archéologique du Glamour."

Le travail de l'allemande Karin Fisslthaler a une qualité plus sculpturale. Dans ses "objets photographiques", elle découpe et superpose plusieurs Film Stills ce qui lui permet de décomposer les images et de donner à voir une séquence. Le geste isolé démultiplié crée un effet optique de mouvement et de profondeur qui n’est pas sans rappeler certains photomontages de Pol Bury…

Le cinéma nourrit aussi les collages de photographies sur papier jauni de la belge Katrien De Blauwer. Bien que leurs sensibilités soient différentes, ses images m'ont remémoré le travail du plasticien britannique John Stezaker dans la mesure où on retrouve dans les compositions de Katrien de Blauwer le sentiment de nostalgie et l'illusion d'une vibration quasi-filmique. Les clichés qu’elle manipule sont souvent fragmentaires, resserrés sur certains détails. L'intitulé d'une de ses œuvres est emprunté au vocabulaire du montage cinématographique (Jump Cuts 5, 2014) et illustre l'effet de "sautes" d'images utilisé pour dynamiser une action en retirant quelques images au milieu du plan... Une femme à gauche du cadre marche sur un ponton et dans l'image qui lui succède juste en dessous, cette même femme est photographiée d'un autre angle et s'avance cette fois-ci vers la droite du champ, ce qui donne l'impression que le personnage se promène sur la surface du papier...

Enfin, l'artiste britannique Jonathan Callan réalise des compositions surprenantes par ses découpages contrôlés. Les objets en fin de vie le passionnent et il s'emploie à déchirer, déchiqueter ceux qu'il trouve pour en faire le support de ses sculptures. Dans les œuvres exposées, il superpose deux images et déchire par endroits celle du dessus pour faire apparaître celle du dessous.

'Without Camera', Hopstreet Gallery, vue d'installation. Image courtesy: Hopstreet Gallery

'Without Camera', Hopstreet Gallery, vue d'installation. Image courtesy: Hopstreet Gallery

Il intègre ainsi de nouveaux objets dans les espaces représentés dans les photographies initiales, comme dans The Lake, 2017, où il transpose un gros rocher informe dans un paysage bucolique...

Jonathan Callan, The Lake, 2017, paper, 29x25.5cm, frame 37x34cm. Image courtesy: Hopstreet Gallery

Jonathan Callan, The Lake, 2017, paper, 29x25.5cm, frame 37x34cm. Image courtesy: Hopstreet Gallery

Les "relectures" contemporaines d’"images trouvées" que l'exposition 'Without Camera' offre à notre regard nous donne non seulement un aperçu sur le flux de créativité généré par l'appropriation d'images mais nous permet aussi de réfléchir, pour paraphraser le philosophe allemand Walter Benjamin, sur les moyens de détourner la "reproductibilité" infinie des photos aujourd'hui.

 

'Without Camera', Hopstreet Gallery, 109 Rue Saint-Georges, B-1050, Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 8 juillet 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

Aimé Mpane, 'J'ai oublié de rêver', Musée Ianchelevici

Qu'est-ce que la paix? s'interroge l'artiste congolais Aimé Mpane dans une installation du même nom (What's Peace?, 2015) à découvrir dans l'exposition que lui consacre le Musée Ianchelevici de La Louvière (MiLL).

Présentée pour la première fois en Belgique, l’installation s’étend sur plusieurs mètres et traduit en "métaphores" visuelles des synonymes du mot "paix". Accrochée à l'horizontale le long d'un mur, elle se compose d'une vingtaine d'objets et de petits personnages en bois sculpté en transparence. Ces mini-sculptures sont placées sur des socles de couleurs différentes dont la tranche est garnie d'une légende explicative. Chacune d'entre elles peut se comprendre de façon isolée mais on peut aussi les faire dialoguer les unes avec les autres. À titre d'exemple, la bouche du pistolet qui représente le "silence" aspire le doigt pointé de l'"armistice" tandis que la "coopération" est symbolisée par deux figurines qui se font face certes, mais qui sont loin d’échanger sur un pied d’égalité…

Aimé Mpane, What's peace?, détail, 2015. Sculptures, acrylique, techniques mixtes, dimensions variables. J'ai oublié de rêver, MiLL - Musée Ianchelevici, vue d'exposition. Image courtesy: MiLL

Aimé Mpane, What's peace?, détail, 2015. Sculptures, acrylique, techniques mixtes, dimensions variables. J'ai oublié de rêver, MiLL - Musée Ianchelevici, vue d'exposition. Image courtesy: MiLL

Aimé Mpane, What's peace?, détail, 2015. Sculptures, acrylique, techniques mixtes, dimensions variables. J'ai oublié de rêver, MiLL - Musée Ianchelevici, vue d'exposition.

Aimé Mpane, What's peace?, détail, 2015. Sculptures, acrylique, techniques mixtes, dimensions variables. J'ai oublié de rêver, MiLL - Musée Ianchelevici, vue d'exposition.

En détournant le signifiant pacifique de certains mots, le plasticien démontre si besoin est que, dans bien des pays et indiscutablement au Congo (RDC) dont il est originaire, les injustices institutionnelles et les inégalités structurelles rendent cet objectif universel difficile à atteindre… L'exposition du MiLL s'intitule, J'ai oublié de rêver, et elle permet à Aimé Mpane d'illustrer, avec force et humanisme, son désenchantement face à des problématiques qui semblent aujourd'hui impossibles à résoudre.

Le travail d’Aimé Mpane révèle les conséquences du colonialisme et de la mondialisation tant sur l'identité individuelle que sur l'identité collective. Né en 1968 à Kinshasa au sein d’une famille d’ébénistes, le bois est son matériau artistique de prédilection. Il le sculpte avec une herminette et, à l'instar du sculpteur belge d'origine roumaine Idel Ianchelevici (1909-1994), emploie le procédé de la taille directe c'est-à-dire qu'il travaille sans croquis préalable et "dessine" ses œuvres en évidant progressivement le matériau. Formé à la peinture et à la sculpture à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa et à L’Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre à Bruxelles, il partage son temps entre ces deux capitales et sa pratique se nourrit des allers-retours entre son Afrique natale et son Europe d'adoption.

Les "sculptures sur toile" gravées sur des plaques de contreplaqué interpellent le spectateur par leur réalisme et par la charge émotionnelle qu'elles dégagent. Reproduits à échelle humaine de façon quasi-picturale, ces bas-reliefs sont empreints d’une individualité saisissante. On ne peut s'empêcher de penser aux masques africains (certains des portraits sont d'ailleurs des masques aplatis) mais la simplicité apparente de leur facture combinée à la vivacité de la palette rappelle aussi le néo-primitivisme. La couleur du bois se substitue à celle de la peau et seuls les vêtements et les fonds aux couleurs vives sont retravaillés à la peinture acrylique. En grattant progressivement les couches de panneaux de triplex, Aimé Mpane fait surgir en creux les visages qu'il topographie. Parfois, son herminette s'emballe et le vide créé par la violence du geste renvoie à la violence subie par les sujets représentés… Les visages qu'il offre à notre regard ont souvent des traits enfantins comme pour rappeler au visiteur qu'en temps de guerre, les enfants sont les premiers sacrifiés.

Dans ce même ordre d'idées, deux sculptures/installations (Hommage à Verner, 2017 et Don't Touch Me, 2010) sont réalisées au moyen d'allumettes. L'allumette lui permet de jouer sur l'ombre et la lumière. A la fois inflammable et fragile, elle lui donne la possibilité de souligner la vulnérabilité particulière et l'insécurité permanente des enfants en situation de conflits armés... Un peu plus loin dans le parcours, il redessine le visage d'un enfant à partir d'une multitude de morceaux de bois fixés ensuite sur un filet de pêche et évoque peut-être une innocence trop rapidement perdue (Avenir, 2013).

Dans une œuvre qui parle d'elle-même, il dénonce le sacrifice des populations qui sont en première ligne des guerres à l'Est du Congo et rappelle aussi en seconde lecture la manne financière que ces conflits génèrent...

Aimé Mpane, Ituri et Kivu, 2017. Panneaux multiplex et acrylique. J'ai oublié de rêver, vue d'exposition, MiLL - Musée Ianchelevici

Aimé Mpane, Ituri et Kivu, 2017. Panneaux multiplex et acrylique. J'ai oublié de rêver, vue d'exposition, MiLL - Musée Ianchelevici



L'impact dévastateur du système économique mondial sur certaines régions du monde est mis en lumière dans l’impressionnante installation Itoom contemporain, 2016, où Aimé Mpane allie objets divinatoires traditionnels et références contemporaines.

Au premier plan: Aimé Mpane, Crash, 2013, installation, sculpture et mural en bois et au second plan: Aimé Mpane, Itoom contemporain, 2016, installation, sculptures en bois, fils de laine, lignites. J'ai oublié de rêver, MiLL - Musée Ianchelevici, v…

Au premier plan: Aimé Mpane, Crash, 2013, installation, sculpture et mural en bois et au second plan: Aimé Mpane, Itoom contemporain, 2016, installation, sculptures en bois, fils de laine, lignites. J'ai oublié de rêver, MiLL - Musée Ianchelevici, vue d'exposition.

Mon attention a également été retenue par une installation intitulée Yellow Flowers, 2016 qui reprend le drapeau de l’Europe et substitue les douze étoiles qui le constituent par des fleurs. Aimé Mpane détourne la locution idiomatique "ça roule" en plaçant au pied dudit drapeau des pneus carrés qui portent les inscriptions "Pacification", "Démocratie", "Traités" et "Justice" ... Il nous signifie par ce biais qu'on devrait plutôt remplacer le "ça roule" par l'expression "ça coince"...

Aimé Mpane, Yellow Flowers, 2016. Installation, sculptures en bois et acrylique. J'ai oublié de rêver, MiLL - Musée Ianchelevici, vue d'exposition.

Aimé Mpane, Yellow Flowers, 2016. Installation, sculptures en bois et acrylique. J'ai oublié de rêver, MiLL - Musée Ianchelevici, vue d'exposition.

Les œuvres d'Aimé Mpane incitent à la réflexion tant leurs "rêves d'humanité" se heurtent à la réalité brutale qu'elles racontent. Son univers est évocateur, à la fois poétique et fragile, viscéral et envoûtant. Comme le résume la curatrice Valérie Fromery dans le catalogue d’exposition: "depuis près de 20 ans, l’artiste dénonce les exactions et le mal-être du continent noir. Ses sculptures racontent le désarroi, la corruption, les génocides, des thèmes qui concernent bien sûr l’Afrique mais qui abordent plus largement les parts d’ombres et de lumière de notre condition humaine. (…) Sans se départir d’un profond optimisme et d’une foi inébranlable en l’humanité, Aimé Mpane aborde les sujets les plus graves en les dotant d’une charge symbolique énorme."

 

Aimé Mpane, J'ai oublié de rêver, MiLL - Musée Ianchelevici, 21 Place Communale, B-7100, La Louvière, Belgique. Jusqu'au 11 juin 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

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November 30, 2021 / Zoé Schreiber

 

'Le Musée Absent', WIELS

Le WIELS célèbre ses dix ans d’activité en nous proposant une exposition intitulée Le Musée absent: préfiguration d'un musée d'art contemporain pour la capitale de l'Europe. Une quarantaine d'artistes belges et internationaux, aux démarches aussi intéressantes que variées, sont exposés. Le parcours s'étend au-delà des confins du centre d'art contemporain et prend aussi ses quartiers dans les bâtiments voisins du BRASS et du Métropole qui faisaient autrefois partie intégrante de la brasserie Wielemans-Ceuppens.

Oscar Murillo, Human Resources, 2016. Variable dimensions. Wood, fabric, papier mâché. Courtesy of the artist and David Zwirner, New York/London.

Oscar Murillo, Human Resources, 2016. Variable dimensions. Wood, fabric, papier mâché. Courtesy of the artist and David Zwirner, New York/London.

Bien que des départements d'art contemporain existent, tant aux Musées royaux des Beaux-Arts qu'au Musée d'Ixelles pour ne citer qu'eux, le WIELS pallie, depuis son inauguration en 2007, l'absence de "musée d'art contemporain" à Bruxelles. Le WIELS endosse en quelque sorte le rôle que devrait remplir le "Musée absent" et l'exposition éponyme que nous proposent les curateurs Dirk Snauwaert (directeur du WIELS), Zoë Gray, Frédérique Versaen, Caroline Dumalin et Charlotte Frilling, cartographie et préfigure la création prochaine d’une telle institution. Munis de ce carnet de route, les curateurs se sont attelés, tant dans l'accrochage que dans le parcours de l'exposition, à repenser le rôle du musée aujourd'hui et ont mis sur le tapis les sujets de discussions suivants: "quelles questions pressantes un musée devrait-il soumettre à l'attention du public? Quelles lacunes dans les collections muséales devraient être palliées? Quelles histoires nouvelles ou alternatives devraient être racontées? Quelles identités mériteraient d'être représentées, formées ou confirmées?" La scénographie, conçue par l'architecte Richard Venlet, cloisonne temporairement les espaces ouverts du centre d’art contemporain et, ce faisant, confère au lieu une configuration muséale. 

La visite s'articule autour de deux axes complémentaires. Au deuxième étage du WIELS, on découvre Le (Musée) Absent qui examine et comble les lacunes des collections d’art des musées belges. Le reste de l'exposition met au jour Le Musée (Absent) et propose une sélection de pratiques artistiques qui pourrait figurer au "menu" inaugural d’un futur musée d’art contemporain bruxellois… Les artistes retenus sont pour la plupart installés dans la région du Bénélux et les œuvres présentées sont accessibles et politiquement engagées. Elles posent des questions sociétales et mettent en lumière le rôle que l'art peut jouer dans notre compréhension du monde actuel.

Luc Tuymans, Doha II, III, 2016, huile sur toile. Le Musée Absent, WIELS, vue d'exposition. © Kristien Daem

Luc Tuymans, Doha II, III, 2016, huile sur toile. Le Musée Absent, WIELS, vue d'exposition. © Kristien Daem

L'exposition est vaste et afin de ne pas vous ôter le plaisir de la découverte, je me suis contentée ici de vous présenter quelques unes des œuvres qui y figurent.

 

Le (Musée) Absent

Dans la partie du WIELS consacrée au (Musée) Absent, la salle qui a le plus retenu mon attention est celle qui explore le passé colonial. La juxtaposition des travaux de l'artiste sud-africaine Marlene Dumas, du photographe et vidéaste congolais Sammy Baloji et du peintre belge Walter Swennen m'a semblé convaincante. The Widow (2013), le diptyque de Marlene Dumas, expose deux interprétations d'une photographie de Pauline Lumumba publiée dans le Time Magazine peu après le décès de son époux Patrice: si les deux toiles la représentent un bras croisé sur sa poitrine nue, entourée de deux hommes et d’une foule en arrière-plan, les couleurs, tonalités, rendus des personnages, "cadrages" et formats des tableaux diffèrent et invitent le spectateur à des lectures alternatives.

Marlene Dumas, The Widow, 2013. Le Musée Absent, WIELS, vue d'exposition.

Marlene Dumas, The Widow, 2013. Le Musée Absent, WIELS, vue d'exposition.

Sammy Baloji s'inspire lui aussi d'images d’archives dans les deux photomontages tirés de sa série Mémoire (2006) et il nous livre sa réflexion sur l'histoire de Lumumbashi, sa ville natale. We/They (2013) de Walter Swennen pose la question du rapport à l’autre: le peintre reproduit l’en-tête d’un carnet de bridge pour distinguer le "nous" du "eux" et interroge par ce biais la notion même d'altérité et l'arbitraire de telles distinctions…

Sammy Baloji, Untitled part of the series Memoire, 2006 et Walter Swenen, We/They, 2013. Le Musée Absent, WIELS, vue d'exposition. © Kristien Daem

Sammy Baloji, Untitled part of the series Memoire, 2006 et Walter Swenen, We/They, 2013. Le Musée Absent, WIELS, vue d'exposition. © Kristien Daem

Dans une autre salle, 1943 (2017), l'œuvre de Francis Alÿs questionne, sous forme de poème en prose, la position éthique de l'artiste. La trentaine d'artistes autour desquels s'articule le poème nous invite à méditer sur comment chacun d'eux a fait ou non acte de résistance au cours de l'année 1943 et sur les liens subtils entre création artistique et liberté d'expression en temps de guerre. Cette œuvre murale dialogue efficacement avec les tableaux du peintre juif allemand Felix Nussbaum (1904-1944) qu'elle côtoie. En 1943, comme on peut le lire dans le poème de Francis Alÿs, Felix Nussbaum "se cachait de ses voisins à Etterbeek" à Bruxelles (il sera dénoncé un an plus tard et déporté à Auschwitz où il fût exterminé…) et, contrairement à certains autres artistes cités, ses œuvres documentaient et dénonçaient l’inacceptable (il avait d’ailleurs insisté auprès de la personne à qui il confia ses toiles pour la postérité: “si je péris, ne laisse pas mourir mes tableaux. Montre-les aux gens !”). Ses peintures ont de ce fait une valeur de témoignage indéniable.

Felix Nussbaum, St. Cyprien (Gefangene in Saint-Cyprien), 1942, Francis Alys, 1943, 2017 et Luc Tuymans, Secrets, 1990. Le Musée Absent, WIELS, vue d'exposition. © Kristien Daem

Felix Nussbaum, St. Cyprien (Gefangene in Saint-Cyprien), 1942, Francis Alys, 1943, 2017 et Luc Tuymans, Secrets, 1990. Le Musée Absent, WIELS, vue d'exposition. © Kristien Daem

Felix Nussbaum, St. Cyprien (Gefangene in Saint-Cyprien), 1942

Felix Nussbaum, St. Cyprien (Gefangene in Saint-Cyprien), 1942

 

Le Musée (Absent)

La thématique de l’engagement des artistes dans la sphère politique et sociale est aussi abordée dans cette partie de l'exposition et j'en veux pour preuve, entre autres, le travail de l’artiste franco-turque Nil Yalter dont le corpus d’œuvres allie photographies, vidéos et dessins et relate avec poésie les conditions de vie d’immigrés turcs. Les clichés oscillent entre la sphère publique et la sphère intime et des affiches de son travail sont également placardées dans la rue à la sortie du WIELS, accompagnées du message : "c'est un dur métier que l’exil."

Nil Yalter, Le Musée Absent, WIELS, vue d'exposition.

Nil Yalter, Le Musée Absent, WIELS, vue d'exposition.

Nil Yalter, Turkish Immigrants #2. Three Girls, 1977–, dimensions variables, affiche. WIELS, Le Musée Absent, vue d'exposition.

Nil Yalter, Turkish Immigrants #2. Three Girls, 1977–, dimensions variables, affiche. WIELS, Le Musée Absent, vue d'exposition.

Dans l’installation ludique et immersive du colombien Oscar Murillo (Human Ressources, 2016), des personnages en papier mâché, assis sur des gradins, nous regardent et nous invitent à prendre place à leurs côtés. Le visiteur devient ainsi partie prenante de l'oeuvre.

Une impressionnante sculpture en terre craquelée de l’hollandais Mark Manders, exposée dans une des pièces du Métropole, clôture le parcours…

Mark Manders, Dry Clay Head 2015-2016 (installation in Métropole for The Absent Museum). © Kristien Daem

Mark Manders, Dry Clay Head 2015-2016 (installation in Métropole for The Absent Museum). © Kristien Daem

Le panorama de la création artistique actuelle que nous offre Le Musée Absent prouve, si besoin est, la valeur ajoutée que représenterait la création d'un musée d’art contemporain à Bruxelles… “Les musées sont des espaces où une société se raconte des histoires à elle-même,” note dans le catalogue Charles Esche, le directeur du Musée Van Abbe à Eindhoven. En attendant qu’un tel projet se concrétise, l’exposition imaginée par les curateurs du WIELS remplit cette fonction avec brio, et met en scène jusqu'au 13 août prochain des "histoires" qui reflètent la diversité et la pluralité de la capitale de l'Europe.

 

Le Musée Absent: Préfiguration d'un musée d'art contemporain pour la capitale de l'Europe, WIELS, Contemporary Art Center, Avenue Van Volxem 354, B-1190, Brussels, Belgium. Jusqu'au 13 Août 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber