Qu'est-ce que la paix? s'interroge l'artiste congolais Aimé Mpane dans une installation du même nom (What's Peace?, 2015) à découvrir dans l'exposition que lui consacre le Musée Ianchelevici de La Louvière (MiLL).
Présentée pour la première fois en Belgique, l’installation s’étend sur plusieurs mètres et traduit en "métaphores" visuelles des synonymes du mot "paix". Accrochée à l'horizontale le long d'un mur, elle se compose d'une vingtaine d'objets et de petits personnages en bois sculpté en transparence. Ces mini-sculptures sont placées sur des socles de couleurs différentes dont la tranche est garnie d'une légende explicative. Chacune d'entre elles peut se comprendre de façon isolée mais on peut aussi les faire dialoguer les unes avec les autres. À titre d'exemple, la bouche du pistolet qui représente le "silence" aspire le doigt pointé de l'"armistice" tandis que la "coopération" est symbolisée par deux figurines qui se font face certes, mais qui sont loin d’échanger sur un pied d’égalité…
En détournant le signifiant pacifique de certains mots, le plasticien démontre si besoin est que, dans bien des pays et indiscutablement au Congo (RDC) dont il est originaire, les injustices institutionnelles et les inégalités structurelles rendent cet objectif universel difficile à atteindre… L'exposition du MiLL s'intitule, J'ai oublié de rêver, et elle permet à Aimé Mpane d'illustrer, avec force et humanisme, son désenchantement face à des problématiques qui semblent aujourd'hui impossibles à résoudre.
Le travail d’Aimé Mpane révèle les conséquences du colonialisme et de la mondialisation tant sur l'identité individuelle que sur l'identité collective. Né en 1968 à Kinshasa au sein d’une famille d’ébénistes, le bois est son matériau artistique de prédilection. Il le sculpte avec une herminette et, à l'instar du sculpteur belge d'origine roumaine Idel Ianchelevici (1909-1994), emploie le procédé de la taille directe c'est-à-dire qu'il travaille sans croquis préalable et "dessine" ses œuvres en évidant progressivement le matériau. Formé à la peinture et à la sculpture à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa et à L’Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre à Bruxelles, il partage son temps entre ces deux capitales et sa pratique se nourrit des allers-retours entre son Afrique natale et son Europe d'adoption.
Les "sculptures sur toile" gravées sur des plaques de contreplaqué interpellent le spectateur par leur réalisme et par la charge émotionnelle qu'elles dégagent. Reproduits à échelle humaine de façon quasi-picturale, ces bas-reliefs sont empreints d’une individualité saisissante. On ne peut s'empêcher de penser aux masques africains (certains des portraits sont d'ailleurs des masques aplatis) mais la simplicité apparente de leur facture combinée à la vivacité de la palette rappelle aussi le néo-primitivisme. La couleur du bois se substitue à celle de la peau et seuls les vêtements et les fonds aux couleurs vives sont retravaillés à la peinture acrylique. En grattant progressivement les couches de panneaux de triplex, Aimé Mpane fait surgir en creux les visages qu'il topographie. Parfois, son herminette s'emballe et le vide créé par la violence du geste renvoie à la violence subie par les sujets représentés… Les visages qu'il offre à notre regard ont souvent des traits enfantins comme pour rappeler au visiteur qu'en temps de guerre, les enfants sont les premiers sacrifiés.
Dans ce même ordre d'idées, deux sculptures/installations (Hommage à Verner, 2017 et Don't Touch Me, 2010) sont réalisées au moyen d'allumettes. L'allumette lui permet de jouer sur l'ombre et la lumière. A la fois inflammable et fragile, elle lui donne la possibilité de souligner la vulnérabilité particulière et l'insécurité permanente des enfants en situation de conflits armés... Un peu plus loin dans le parcours, il redessine le visage d'un enfant à partir d'une multitude de morceaux de bois fixés ensuite sur un filet de pêche et évoque peut-être une innocence trop rapidement perdue (Avenir, 2013).
Dans une œuvre qui parle d'elle-même, il dénonce le sacrifice des populations qui sont en première ligne des guerres à l'Est du Congo et rappelle aussi en seconde lecture la manne financière que ces conflits génèrent...
L'impact dévastateur du système économique mondial sur certaines régions du monde est mis en lumière dans l’impressionnante installation Itoom contemporain, 2016, où Aimé Mpane allie objets divinatoires traditionnels et références contemporaines.
Mon attention a également été retenue par une installation intitulée Yellow Flowers, 2016 qui reprend le drapeau de l’Europe et substitue les douze étoiles qui le constituent par des fleurs. Aimé Mpane détourne la locution idiomatique "ça roule" en plaçant au pied dudit drapeau des pneus carrés qui portent les inscriptions "Pacification", "Démocratie", "Traités" et "Justice" ... Il nous signifie par ce biais qu'on devrait plutôt remplacer le "ça roule" par l'expression "ça coince"...
Les œuvres d'Aimé Mpane incitent à la réflexion tant leurs "rêves d'humanité" se heurtent à la réalité brutale qu'elles racontent. Son univers est évocateur, à la fois poétique et fragile, viscéral et envoûtant. Comme le résume la curatrice Valérie Fromery dans le catalogue d’exposition: "depuis près de 20 ans, l’artiste dénonce les exactions et le mal-être du continent noir. Ses sculptures racontent le désarroi, la corruption, les génocides, des thèmes qui concernent bien sûr l’Afrique mais qui abordent plus largement les parts d’ombres et de lumière de notre condition humaine. (…) Sans se départir d’un profond optimisme et d’une foi inébranlable en l’humanité, Aimé Mpane aborde les sujets les plus graves en les dotant d’une charge symbolique énorme."
Aimé Mpane, J'ai oublié de rêver, MiLL - Musée Ianchelevici, 21 Place Communale, B-7100, La Louvière, Belgique. Jusqu'au 11 juin 2017.
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