Johan Creten, '8 Gods', Galerie Almine Rech

8 Gods à la Galerie Almine Rech donne un aperçu de l'univers énigmatique de Johan Creten, sculpteur belge qui s'évertue depuis les années 1980 à redorer le blason de la céramique.

La visite permet de découvrir les œuvres récentes de cet artiste passé maître d'une technique reléguée encore il y a peu au rang d'art mineur. Johan Creten contribue au regain d'intérêt pour ce médium et on en veut pour preuve sa participation au printemps dernier à l'exposition Ceramix: de Rodin à Schütte à la Maison Rouge à Paris. Né à Saint-Trond en 1963, il est l'un des premiers artistes contemporains à s'être emparé de ce savoir-faire marginalisé et à l'avoir intégré dans sa pratique. 

Plusieurs séries de travaux sont présentées. Dans la première pièce de la galerie, des tondos en faïences (Wargames Tondo), servent d'introduction à l'installation située dans l'espace principal où huit sculptures figuratives en terre cuite émaillée (8 Gods) côtoient trois colonnes monumentales en bronze (Massu).

Johan Creten ‘8 Gods’at Almine Rech Gallery, Brussels © Johan Creten - Courtesy of the Artist and Almine Rech Gallery - Photo: Hugard & Vanoverschelde photography

Johan Creten ‘8 Gods’at Almine Rech Gallery, Brussels © Johan Creten - Courtesy of the Artist and Almine Rech Gallery - Photo: Hugard & Vanoverschelde photography

Johan Creten, '8 Gods', Galerie Almine Rech, vue partielle de l'exposition

Le rapport entre les échelles et le contraste entre les matières (la fragilité de la céramique et la robustesse du bronze) sont surprenants. La mise en espace nous invite à nous promener d'une sculpture à l'autre et à tisser des liens entre elles. Des "tabourets" en céramique intitulés Points d'observation font également partie intégrante de l'installation et sont mis à la disposition des visiteurs qui souhaiteraient s'y assoir. Ces sculptures "fonctionnelles" font écho aux socles de couleurs acidulées sur lesquelles reposent les 8 Gods. Un temps d'arrêt et de contemplation est implicitement suggéré par l'artiste qui semble vouloir ralentir la cadence de la visite et nous indiquer que c'est dans la durée que ses créations mystérieuses gagnent à être découvertes.

Sur les huit "divinités" installées dans l'espace, six sont féminines et deux masculines. Dénudées, légèrement vêtues de toges ou presque entièrement voilées, les figures nous fixent de leurs regards perçants ou baissent les yeux introspectivement. Certaines sont représentées avec des accessoires: un oiseau, un couteau, un poisson ou encore un anneau autour du cou...

Bien que leur apparence imparfaite et les émaux colorés qui ruissellent sur leur peau les ancrent dans la modernité, les 8 Gods ressemblent à des vestiges d'une époque lointaine. Les sculptures donnent l'impression d'avoir bravé le temps et les éléments (au sens propre comme au figuré puisque les céramiques ont été créées "par le feu" lors de la cuisson). A l'instar de l'historien de l'art Colin Lemoine, qui nous propose son interprétation sous la forme de poèmes dans le livret de la galerie, nous sommes à notre tour invités à tenter de déchiffrer les secrets qu'elles recèlent...

Visuellement, leurs formes s'inspirent du champs sémantique marin. Les Points d'observation rappellent les bittes d'amarrage et les Massu (qui ne sont pas sans évoquer la Colonne sans fin de Constantin Brancusi) ressemblent aux arêtes de squelettes de poissons géants... Mate par endroits et brillante à d'autres, l'enveloppe corporelle des "divinités" s'apparente au corail ou aux algues qui recouvrent les objets rejetés par la mer…

A cet égard, et comme le note Colin Lemoine dans La Traversée, le catalogue qui accompagne l'exposition concomitante au Centre d'Art Contemporain d'Occitanie/Pyrrénés-Méditerranée à Sète: "ces bêtes archaïques, où suintent des couleurs d'outre-tombe, sont prises au piège de la lave céramique. Elles sont figées, naturalisées par la folie de l'artiste qui ne les a pas pêchées, mais repêchées (...) Johan Creten est un océanographe des fluides intimes, un spéléologue des chairs et des pulpes."

A l'issue de la visite, je n'ai pu m'empêcher de penser que l'installation me rappelait le plateau d'un échiquier et les œuvres présentées des pions stratégiquement positionnés sur une grille. Leurs titres (The KnifeThe RingThe BoyThe HerringThe BirdThe UberThe Veil) m'ont remémoré les arcanes du tarot. La référence subliminale à l'univers du jeu se retrouve d'ailleurs aussi dans les trois planisphères (Wargames Tondo) qui fourmillent d’insectes et ornent les murs de la première pièce... On peut se demander si cet univers ludique ne comporte pas une dimension politique et ce constat peut inspirer des questionnements sur les croyances, sur les perceptions et sur une certaine conception du monde et de la société.

 

Johan Creten, '8 Gods', Galerie Almine Rech, rue de l'Abbaye 20, 1050 Ixelles, Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 8 Avril 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

Alex Webb, 'Errand & Epiphany', A. Galerie

Errand & Epiphany nous invite à découvrir ou re-découvrir le travail d'Alex Webb, "street photographer" américain, membre de la prestigieuse Agence Magnum et coloriste hors du commun.

La A. Galerie expose sur deux étages une vingtaine de tirages qui documentent les voyages que le photographe a effectué au cours des trente dernières années.

Une première image, prise de nuit à Comitán au Mexique, nous accueille. Une demi-ellipse rouge cerise court le long de la façade rugueuse du bâtiment et guide le regard vers le chien imperturbable qui monte la garde. Son profil est rétro-éclairé par un néon vert qui illumine un sol caillouteux. Au loin, un lampadaire brille dans l'obscurité et redessine le paysage. On ne sait si le soleil vient de se coucher ou s'il est sur le point de se lever et les tubes fluorescents rendent la photo froide et mystérieuse... On imagine le son de l'obturateur de l'appareil d'Alex Webb quand, au détour d'une ruelle, il est "tombé" sur cette scène qu'il captura pour le plaisir de nos yeux. "La magie de la rue c'est le mélange d'errance et d'épiphanie," observe l'écrivaine américaine Rebecca Solnit dans son essai Wanderlust: A History of Walking (2000).

Alex Webb, Comitan, Mexico, 2007. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Comitan, Mexico, 2007. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Errand & Epiphany, vue de l'exposition, A. Galerie

Né à San Francisco en 1952, Alex Webb grandit sur la côte Est des Etats-Unis. Il étudie à Harvard et commence, à l'instar de tous les photographes de sa génération, à photographier en noir et blanc. Ses premiers voyages en Haïti et au Mexique à la fin des années 70 vont marquer un tournant décisif dans son travail. Ces pérégrinations vont l'emmener dans des pays où les tensions politiques et sociales sont immédiatement perceptibles et où, contrairement à la Nouvelle-Angleterre, la vie et son théâtre s'exposent à même la rue de façon plus brutale. Il va aussi comprendre progressivement la résonance et l'omniprésence de la couleur des lieux qu'il photographie et apprivoiser rapidement ce nouveau mode d'expression qui va devenir sa signature artistique. Comme il l'explique: "mes images sont des réponses au monde. Je me considère comme un promeneur et un découvreur du monde. Ce qui m’intéresse, c’est comment la couleur peut créer différents espaces dans le cadre de la photo."

Alex Webb flâne et arpente les rues des heures durant à la recherche de la bonne image: "le hasard joue un rôle essentiel. Ce type de travail se traduit à 99,9% par un échec." Les "instants décisifs" qu'il immortalise ont une qualité surréelle et la minutie de ses compositions est impressionnante. La photographe indienne Dayanita Singh décrit d'ailleurs les photographies de celui qui a été son professeur comme des "photographies à migraine": les personnages qui les habitent interagissent entre eux, de larges zones d'ombre d'un noir opaque sculptent l'espace, plusieurs points focaux les structurent et les plans se superposent et accentuent la profondeur de champs. Si certains cadrages rappellent des tableaux, le mouvement, figé au bon moment, offre à notre regard des instants de grâce.

Alex Webb, Tehuantepec, Mexico, 1985. Image courtesy A. Galery

Alex Webb, Tehuantepec, Mexico, 1985. Image courtesy A. Galery

Alex Webb, Nuevo Laredo, Mexico, 1996. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Nuevo Laredo, Mexico, 1996. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Plant City, Florida 1989. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Plant City, Florida 1989. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Havana, Cuba, 2001. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Havana, Cuba, 2001. Image courtesy A. Galerie

En parcourant l'exposition, je n'ai pu m'empêcher de penser au travail du peintre coloriste britannique Howard Hodgkin (1937-2017). Ce-dernier développa une œuvre lumineuse qui s'efforça de traduire picturalement les "vues" glanées au cours de ses nombreux voyages, en Inde notamment... Comme Alex Webb, Hodgkin "capturait" les atmosphères qui s'imposaient à lui. Il les gravait dans sa mémoire pour les retranscrire a posteriori sur ses tableaux. Bien que les approches et les médiums soient différents, le rapprochement entre la capacité de ces deux artistes à susciter l'émotion par la couleur m'interpelle.

Lorsqu'on lui demande ce qu'est, selon lui, une bonne photographie, Alex Webb répond que c’est "une photographie qui emporte ceux qui la regarde quelque part où ils n'ont encore jamais été". Si telle est son ambition, sa mission est réussie tant ses clichés, à la fois sombres et lumineux, chaotiques et harmonieux, nous invitent au voyage.

A titre d'information, la rétrospective que le Palais de la Bourse consacre au photojournaliste américain Steve McCurry (The World of Steve McCurry), est un autre rendez-vous photographique à ne pas manquer.

 

Alex Webb, Errand & Epiphany, A. Galerie, 25 Rue du Page, B-1050, Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 20 mai 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

Marcel Broodthaers: A Retrospective, K21 Kunstsammlung NRW, Düsseldorf

Après le MoMa de New-York et le Musée Reina Sofía de Madrid, l'impressionnante rétrospective consacrée à Marcel Broodthaers (1924-1976) a pris ses quartiers au Musée d'Art contemporain K21 de Düsseldorf et vaut vraiment le détour. Elle permet de découvrir le parcours fulgurant (une douzaine d'années à peine) et l'œuvre atypique, originale et déroutante du poète, cinéaste et artiste plasticien belge.

Marcel Broodthaers: A Retrospective, vue de l'exposition, K21, Düsseldorf

Marcel Broodthaers: A Retrospective, vue de l'exposition, K21, Düsseldorf

Inclassable et à la croisée de différents courants artistiques du XXème siècle (dadaïsme, surréalisme, Pop, conceptuel, minimal et Fluxus), Broodthaers est l’une des références incontournables de l’art contemporain. Comme on peut le constater à loisir tout au long de l'exposition, il a toujours cultivé l'humour et la dérision et sa démarche parodique questionne le statut de l'œuvre d'art et les mécanismes qui font qu'elle en devient une.

D'entrée de jeu, la projection en continu d'un de ses films (La clé de l'horloge, un poème cinématographique à l'honneur de Kurt Schwitters, 1957) sert de mise en bouche. Dans la première salle, on apprend qu'après avoir tenté d'embrasser une carrière littéraire et publié quelques recueils de poèmes, il s'est autoproclamé artiste en 1964 en réifiant dans du plâtre une dizaine d'exemplaires invendus de son recueil Pense-Bête. En transformant ses livres en objet esthétique, il a enterré symboliquement sa première "carrière" à quarante ans et, pragmatique, a annoncé ironiquement sur le carton d'invitation de sa première exposition personnelle: "moi aussi je me suis demandé si je pouvais vendre quelque chose et réussir dans la vie".

Marcel Broodthaers, Invitation à Moi aussi, je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie..., Galerie Saint Laurent, 10-25 Avril, 1964

Marcel Broodthaers, Invitation à Moi aussi, je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie..., Galerie Saint Laurent, 10-25 Avril, 1964

Dans les salles suivantes sont exposées (certaines dans les caissons originaux du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles) les œuvres qui attestent de sa recherche artistique et on peut y découvrir les "tableaux", "sculptures" et installations composés à partir de l'accumulation et de l'assemblage de matériaux insolites dépourvus de valeur intrinsèque. L'objet de consommation devient œuvre d'art et son travail s'assimile à la fois au Pop Art et au "ready-made" de Marcel Duchamp. 

Les moules, les frites et les œufs (mais aussi le charbon, les briques, les bouteilles…) qui définissent la belgitude selon Broodthaers servent d'éléments constitutifs de son travail. Il détourne les éléments du folklore et de la culture alimentaire du plat pays et parodie ainsi les symboles de l’identité nationale et les emblèmes de la Belgique.

Dans Le Lion belge (1968), le félin de l’armoirie du royaume est "servi" dans une poêle et dans Sans Titre (triptyque) (1965-1966), le drapeau tricolore est recouvert de coquilles d’œufs vides par allusion à la vacuité de ce symbole patriotique par excellence.

Marcel Broodthaers, Le lion belge (1968)

Marcel Broodthaers, Le lion belge (1968)

Marcel Broodthaers, Sans titre (triptyque), 1965-1966

Marcel Broodthaers, Sans titre (triptyque), 1965-1966

La critique du nationalisme est poussée à son paroxysme avec Fémur d’homme belge (1964-1965) et Fémur d’une femme française (1965). Comme l’explique la curatrice Cathleen Chaffe dans son essai, Emblems of Authority, publié dans le catalogue de l’exposition: “cette juxtaposition évoque la perte d'individualité, voire la mort, que peut entraîner le patriotisme; les couleurs peintes sur les os rappellent la nationalité des cadavres qui ont jonché le territoire belge tout au long de son histoire militaire.”

Marcel Broodthaers, Fémur d'un homme belge (1964-1965) et Fémur d'une femme française (1965)

Marcel Broodthaers, Fémur d'un homme belge (1964-1965) et Fémur d'une femme française (1965)

Outre les connotations évoquées ci-dessus, il est aussi intéressant de préciser, et cela permet une autre lecture des objets présentés, que pour Broodthaers leur choix n'est pas anodin: il y a la moule et le moule et la moule est fascinante dans la mesure où elle forme elle-même son moule… Les jeux de mots et calembours sont monnaie courante dans le travail du plasticien qui a recours à la métonymie dans nombre de ses œuvres. Le contenant remplace son contenu et la cause son effet... Il en va ainsi des vêtements intégrés à une composition (Maria, 1966) ou accrochés à même l’espace d’exposition (Le costume d’Igitur, 1969), qui, "inhabités" font implicitement référence à leur propriétaire... De même, dans La camera qui regarde (1966), le dispositif de prise de vue est remplacé par les images qui en résultent : ce sont les photographies d’yeux (publicités pour la marque de maquillage Helena Rubinstein) qui, placées dans des pots en verre montées sur un trépied, nous "regardent"...

Au fur et à mesure de la rétrospective, il apparaît comme une évidence que Broodthaers n'a jamais abandonné la dimension poétique dans sa production artistique et que la présence de l'écriture a été permanente. En effet, il se sert des mots pour leur clarté typographique et les intègre dans ses compositions. À titre d'exemple, il les projette dans l'œuvre inspirée de la fable de La Fontaine Le Corbeau et le Renard (1967) et les imprime sur différentes surfaces dans Un coup de dès jamais n'abolira le hasard (1969), un poème de Mallarmé dont la structure est réduite à un hymne visuel.

Broodthaers ne recula ni devant le passé colonial belge (Le problème noir en Belgique, 1963-1964), ni devant la critique des origines impérialistes de l’entreprise muséale. Ainsi, son Jardin d’Hiver (1974), qui associe palmiers et gravures d'époque, fait référence aux expositions universelles… Un film, projeté au sein de l’installation recréée à l'identique dans une salle du K21, montre Broodthaers se promenant avec un chameau emprunté au zoo d'Anvers lors du vernissage de l’exposition au Palais des Beaux-Arts.

En 1968, il fonde et se nomme conservateur de son Musée d'Art Moderne, Département des Aigles et reprend la formulation de son ami René Magritte en apposant, sur chacun des objets exposés, une plaquette expliquant que "Ceci n'est pas une œuvre d'art". Ce musée fictif itinérant, qui connu son apothéose au Kunsthalle de Düsseldorf en 1972, devient humoristique et Broodthaers montre que les connotations des images dépendent du contexte dans lequel elles sont perçues. Il révèle aussi que la représentation d'un objet n'est pas l'objet en soi et prouve que l’œuvre est dans le discours qui la produit plus que dans l’œuvre elle-même. Il anticipe par conséquence la critique institutionnelle et la réflexion sur les rapports entre l'œuvre d'art, le musée et le public. Cette logique est illustrée à merveille dans une des salles du K21 où trône une caisse vide sur laquelle sont projetées des images d'œuvres virtuelles... Les Décors de l'artiste installés dans d'autres salles poursuivent le raisonnement.

Marcel Broodthaers, Projection sur caisse, 1968

Marcel Broodthaers, Projection sur caisse, 1968

Cette ambitieuse rétrospective, dont vous vous doutez que je ne vous ai dévoilé que quelques propositions, ne se visite pas de la même manière qu’une exposition traditionnelle. Elle répertorie l’œuvre d’un artiste unique, qui échappa à tous les dogmes et à toutes les écoles, qui bouscula les idées reçues et les tabous et n'eût de cesse de questionner le rapport entre l'art et l'argent, l'original et la copie, la fiction et le réel.

 

Marcel Broodthaers: A Retrospective, Kunstsammlung Nordrhein Westfalen K21, Ständehausstrasse 1, 40217, Düsseldorf, Allemagne. Jusqu'au 11 Juin 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

Pol Bury, 'Time in Motion', BOZAR

L'exposition Time in Motion rend hommage à Pol Bury (1922-2005), figure emblématique de l'art belge d'après-guerre, pionnier du cinétisme et membre du groupe ZERO. La rétrospective que lui consacre le Palais des Beaux-Arts (BOZAR) retrace le cheminement de cet artiste visionnaire et cartographie les influences qui ont forgé son œuvre singulière et protéiforme. Une soixantaine de ses sculptures motorisées sont présentées aux côtés des peintures et travaux graphiques de ses débuts et, point d'orgue de la visite, une de ses fameuses fontaines, clôture le parcours.

Pol Bury, 74 sphères sur un plan (detail), 1979 © Jean-François De Witte

Pol Bury, 74 sphères sur un plan (detail), 1979 © Jean-François De Witte

L'exposition se veut chronologique et nous invite à suivre l'évolution du travail de l'artiste qui a contribué, par le biais de rencontres déterminantes, à certains des grands mouvements artistiques du XXème siècle.

Influencé d'abord par les toiles et la poésie des surréalistes René Magritte et Achille Chavée (La Serrure, 1945-1946), il rejoint ensuite les acteurs du mouvement CoBrA, Christian Dotremont et Pierre Alechinsky, passe par le lettrisme aux côtés de son ami André Balthazar avant d'enfin se consacrer à la sculpture lorsqu'il repère en 1950 à la Galerie Maeght à Paris les Mobiles du sculpteur américain Alexander Calder (Plans Mobiles, 1953).

Si ses premières peintures sont très colorées, elles s'éloignent progressivement de la figuration et, en évoluant vers l'abstraction géométrique, s'affranchissent du support bi-dimensionnel de la toile... Elles témoignent de l'énergie créative de Pol Bury qui, en quête permanente de son propre langage visuel, expérimente avec les codes des mouvements picturaux de l'époque. Une des nombreuses citations qui jalonnent Time in Motion est révélatrice de l'état d'esprit du jeune artiste: "mon séjour chez CoBrA m'a fait découvrir que les groupes étaient utiles à condition d'en sortir."

Une salle est dédiée au graphisme expérimental, au lettrisme et à la pataphysique. En 1953, Pol Bury et le poète André Balthazar fondent à La Louvière, ville d'où ils sont tous deux originaires, la maison d'édition "Daily-Bûl" et l'"Académie de Montbliart" et donnent libre cours à leur esprit facétieux dans une série de publications qui allient humour, littérature et arts graphiques.

J'ai été séduite par ses Plans mobiles qui se situent à la croisée de la peinture et de la sculpture et sont les premières œuvres animées de l'artiste. Ces "peintures" en relief sont constituées de panneaux géométriques superposés qui, quand ils sont actionnés, tournent autour d'un axe central. 

Lors de leur présentation à la Galerie Apollo à Bruxelles (exposition 10 Plans Mobiles en 1953), le visiteur était invité (par un écriteau portant l'inscription "Veuillez toucher") à faire pivoter les différents panneaux afin de créer une infinité de nouvelles compositions et de "compléter" l'œuvre en actionnant le mouvement. Le visiteur devenait en quelque sorte acteur de l'œuvre.

Toutefois, comme l'explique Gilles Marquenie, historien d'art et conseiller artistique de l'exposition: "cette noble intention est un peu illusoire: le public se laisse surtout tenter par le gimmick consistant à faire tourner les panneaux très vite, comme une roue de la fortune. Ce n'était évidemment pas l'intention de l'artiste qui, pour remédier à ce problème, introduit dans ses Plans mobiles ultérieurs un moteur électrique permettant aux panneaux de bouger, mais très lentement afin d'éliminer l'intervention du spectateur."

Pol Bury, Plans Mobiles, 'Time in Motion', BOZAR, vue partielle de l'exposition

Pol Bury, Plans Mobiles, 'Time in Motion', BOZAR, vue partielle de l'exposition

En effet, chez Pol Bury le mouvement s'inscrit dans la durée et sa perception se fait dans la lenteur. Il est d'ailleurs considéré comme le maître absolu du mouvement lent en sculpture. Le mouvement qui anime les sphères, tiges métalliques, cylindres érectiles et autres composantes de ses oeuvres est quasiment imperceptible, imprévisible, aléatoire... Comme le faisait remarquer l'artiste: "la vitesse limite l'espace, la lenteur le multiplie."

Tout au long du parcours, l'accent est mis sur le rapport privilégié que Pol Bury tisse entre ses oeuvres et le visiteur. Au fur et à mesure, les matériaux utilisés pour l'exécution des sculptures s'ennoblissent. La notoriété croissante du sculpteur, qui représenta la Belgique lors de la Biennale de Venise en 1964, lui permet de troquer le bois de récupération pour l'acier poli et brossé et de passer à des réalisations à plus grande échelle, dont les surfaces miroitantes m'ont fait penser à certaines œuvres du plasticien britannique Anish Kapoor.

Deux sculptures ont retenu mon attention: les 49 boules de même couleur sur un plan incliné mais surélevé (1966) qui défient la gravité et l'impressionnant 4047 cylindres érectiles (1972), une paroi en chêne noir de 7 mètres de long qui rappelle un paravent. La mécanique invisible du travail de Bury captive et on ne peut qu'admirer les prouesses techniques à l'origine de ses sculptures à la fois ludiques et enthousiasmantes.

Pol Bury, 49 boules de même couleur sur un plan incliné mais surélevé, 1966

Pol Bury, 49 boules de même couleur sur un plan incliné mais surélevé, 1966

Pol Bury, 4047 cylindres érectiles, 1972

Pol Bury, 4047 cylindres érectiles, 1972

Regarder les œuvres de Pol Bury est une expérience qui mobilise les sens: nos yeux les scrutent attentivement pour en discerner les légers changements, nos oreilles sont à l'écoute des sonorités, tictacs, cliquetis et bruissements "musicaux" qu'elles génèrent...  Notre attention est captée par la cadence ralentie qui invite à la méditation... La conception du temps que nous propose l'artiste s'inspire, comme le souligne Gilles Marquenie dans le catalogue d'exposition, de celle du philosophe Gaston Bachelard pour qui "le temps n'est pas une donnée s'écoulant de manière continue [mais] se définit exactement par ses interruptions. C'est précisément par ces moments d'inertie que nous prenons conscience du temps et du mouvement." Dans un monde où la frénésie est de rigueur, cette invitation à la pause n'en est que plus gratifiante...

 

Pol Bury, 'Time in Motion', BOZAR/Palais des Beaux-Arts, Rue Ravenstein 23, B-1000 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 4 juin 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber