L'exposition de Seydou Keïta présentée à la Galerie Nathalie Obadia est la première consacrée au photographe malien à Bruxelles.
D'aucuns d'entre vous ont peut-être déjà pu s'imprégner de l'univers du portraitiste lors de la rétrospective du Grand Palais à Paris plus tôt cette année. Pour les autres, dont je fais partie, la sélection de photographies en noir et blanc ici proposée est un condensé de beauté empreint de vitalité.
Accrochés sur deux étages, les tirages argentiques s'exposent en grands et moyens formats et invitent le visiteur à aller à la rencontre des personnages immortalisés par ce géant de la photographie africaine. Un imposant père de famille en boubou, son nouveau-né souriant dans les bras côtoie une jeune fille parée de ses plus beaux atours accoudée nonchalamment sur un poste de radio, un couple enamouré, une femme allongée qui, bien que vêtue, rappelle l'Olympia d'Edouard Manet et un élégant monsieur à lunettes en costume-cravate une fleur à la main...
Clic-clac... L'obturateur de la chambre photographique 13 x 18 utilisée par Seydou Keïta entre 1948 et 1962 dans son studio de Bamako, s'ouvre et se referme. La lumière qui s'infiltre dans le boitier expose la surface de la pellicule. Une fois celle-ci développée et le négatif qui en résulte tiré par contact, l'image émerge... Celle des clients de Seydou Keïta sublimés par ses soins, rendus éternels par le dédoublement mécanique du réel qu'est la photographie.
La posture de ces individus, "figés" dans le temps, est fière et digne. La lumière naturelle avec laquelle travaille l'autodidacte Seydou Keïta ricoche sur leur peau rayonnante. La variété dans l'échelle des gris confère aux photographies une texture riche, presque palpable. Les différentes étoffes à motifs (portées, accrochées, drapées, pliées) qui se superposent et se mélangent, donnent à l'image une qualité abstraite et fusionnent par endroits premiers et arrière-plans. Les compositions graphiques dans lesquelles il "captive" et met en valeur ses clients sont impressionnantes. Comme il le disait: "la technique de la photo est simple, mais ce qui faisait la différence c'est que je savais trouver la bonne position, je ne me trompais jamais. Le visage à peine tourné, le regard important, l'emplacement, la position des mains... J'étais capable d'embellir quelqu'un."
Les photographies de Seydou Keïta fascinent parce qu'elles portent un autre regard sur la représentation de l'africain, un regard différent de celui de l'ère coloniale. A travers l'objectif complice du photographe, les individus photographiés, autrefois sujets, voire "objets" d'une vision ethnocentrique qui mettait en avant leur altérité, s'emparent de leur propre image. Au studio Seydou Keïta, les clients choisissent le reflet qu'ils veulent projeter et c'est sur leur trente-et-un et dans toute leur humanité qu'ils souhaitent être immortalisés. Comme le souligne Yves Aupetitallot, le commissaire de la rétrospective au Grand Palais, "la photographie de Seydou Keïta marque la fin de l'époque coloniale et de ses représentations pour ouvrir l'ère de la photographie africaine qui, tout en puisant dans ses racines et dans son histoire, affirme sa modernité."
L'intérêt et l'attrait des portraits résident tant sur le plan esthétique que sociologique. L'impact du colonialisme est tangible dans les symboles de modernité mis en exergue dans les clichés (montre, bicyclette, voir même voiture...) et dans le choix des vêtements dans lesquels certains des sujets se font photographier. Seydou Keïta documente tout un pan de la société malienne, l'ex-Soudan français, en voie vers l'indépendance.
Le format des photographies présentées dans l'exposition ne correspond pas à celui des tirages d'origine de Seydou Keïta, ce-dernier ne pouvant se permettre d'acheter du papier de grande taille et ne possédant pas d'agrandisseur photographique. Ce n'est qu'après sa rencontre avec le marchand d'art africain André Magnin et avec le collectionneur Jean Pigozzi (Contemporary African Art Collection), venus à sa recherche après avoir fortuitement découvert ses photographies non-identifiées au début des années 1990, que des tirages agrandis sont commandités pour être montrés dans les circuits artistiques européens, contribuant ainsi à la renommée du photographe au-delà des confins du Mali et de l'Afrique de l'Ouest. Seydou Keïta confiera avant son décès en 2001: "vous ne pouvez pas vous imaginer ce que j'ai ressenti la première fois que j'ai vu des tirages de mes négatifs en grand format, impeccables, propres, parfaits. J'ai compris alors que mon travail était vraiment, vraiment bon. Les personnes sur les photos paraissaient tellement vivantes. C'était presque comme si elles se tenaient debout devant moi en chair et en os."
En parcourant l'exposition, c'est une impression similaire qui gagne le visiteur, tant l'énergie qui émane des portraits est vive.
Galerie Nathalie Obadia, 8 rue Charles Decoster, B-1050 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 21 janvier 2017.
Copyright © 2016, Zoé Schreiber