Sanam Khatibi laisse se déployer son univers onirique dans l'un des espaces de la galerie Rodolphe Janssen. Les oeuvres de cette artiste d'origine iranienne s'inspirent et revisitent les tableaux des maîtres de la Renaissance et mettent à nu l'animalité et les instincts primaires du genre humain. Intitulée Rivers in your mouth, l'exposition examine la frontière ténue qui sépare la peur du désir, la violence du plaisir, la domination de la soumission tout en évoquant en filigrane l'évolution du rapport hommes-femmes dans la société contemporaine.
Autodidacte, son travail singulier se nourrit de deux thèmes récurrents: celui du paysage et de la nature et celui du corps féminin qu'elle explore dans la figure de la nymphe, cette divinité féminine empruntée à la mythologie grecque et romaine. En représentant ses nymphes en "contrapposto", l'artiste fait ressortir, à l'instar de la Vénus de Botticelli, leurs silhouettes gracieuses et élancées. Leur nudité paradisiaque évoque la tentation mais, comme c'est souvent le cas, le diable est dans les détails et, à y regarder de plus près, on se rend compte que les apparences sont trompeuses et un sentiment de malaise lancinant traverse les tableaux.
Le spectateur est invité à pénétrer dans un monde dont la beauté cruelle fascine, un monde à la fois terrifiant et enchanteur où, dans des paysages lumineux, des nymphes à la peau diaphane et à la chevelure esquissée d'un simple trait de crayon, s'adonnent à diverses activités. Seules ou en groupe, elles chassent et tuent les animaux qui les entourent, animaux qui eux aussi tuent leurs congénères. Etant donné que ces "chasseresses" sont presque interchangeables tant elles se ressemblent et tant leurs visages sont dépourvus d'expression, l'artiste laisse non seulement au visiteur la liberté d'interpréter les scènes qu'il regarde mais laisse aussi planer l'ambigüité sur les émotions que ces femmes-prédatrices éprouvent en exhibant leur "butin" de chasse... On en vient à se demander si la cruauté de leurs actes est gratuite ou si elles chassent leurs proies pour subvenir à leurs besoins.
La tapisserie et les quatre très grands tableaux placent le spectateur à la lisière d'une clairière, en "caméra subjective" derrière une branche ou un buisson. En regardant les toiles, on a le sentiment de guetter des yeux les créatures que Sanam Khatibi nous donne à voir. La végétation luxuriante qui encadre les décors aux couleurs pastel, l'absence d'ombres et la lumière diffuse, voir artificielle, qui illumine les toiles leur donnent une qualité surréelle et atemporelle.
Les oeuvres sont peuplées d'animaux et lièvres, oiseaux, chiens et serpents figurent en bonne place. A l'évidence, ils communiquent entre eux: ils couinent, piaillent, aboient et sifflent. Les femmes se regardent et elles aussi interagissent... Que se disent-elles et, si elles se parlent, dans quelle langue s'expriment-elles? On devine le bruissement du vent dans les feuilles et le ruissellement de l'eau. Les oreilles en plâtre présentées sur une plaque en marbre dans la deuxième salle de l'exposition font écho aux offrandes qui figurent dans les tableaux et suggèrent la possibilité d'un paysage sonore.
Sanam Khatibi exalte une vision de la femme émancipée des cadres sociaux traditionnels, elle décrit un monde qui n'accorde qu'une place secondaire aux hommes. Ces-derniers, singulièrement absents des grandes compositions hormis sous la forme d'un satyre à la tombée de la nuit, se retrouvent dans les petits formats à la facture plus spontanée. Génies des bois, certains d'entre eux ne manquent pas d'humour à l'instar de la créature vêtue d'une peau de bête qui tire la langue dans le tableau intitulé I think we should get a divorce (2017).
Sur un présentoir au centre de la salle principale, cohabitent les objets fétiches de l'artiste qui, si l'on prend le temps de les chercher, réapparaissent dans ses tableaux: statuettes primitives ou religieuses, serpents, amulettes, vases, figurines en plastique... L'artiste tisse ainsi un trait d'union entre sa fiction picturale, nourrie de mythes et d'archétypes, et le ressenti du visiteur.
Le magazine Artsy ne s'y est pas trompé lorsqu'il a repris le travail de cette étoile montante de la scène artistique dans un article consacré aux "vingt artistes féminines qui redéfinissent la peinture figurative" (2016). Dans le "jardin des délices" que dresse Sanam Khatibi, les rôles s'inversent et les femmes, souvent encore reléguées au second plan, ne lâchent rien et bouleversent les normes auxquelles elles sont encore trop souvent assignées. A la lumière des évènements qui défraient la chronique, les images qu'elle nous propose étayent la réflexion sur l'évolution des rapports sociaux entre les sexes.
Sanam Khatibi, 'Rivers in your mouth', Galerie Rodolphe Janssen. Rue de Livourne 35, B-1050 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 28 octobre 2017.
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