'La poursuite des choses évidentes', Brasserie Atlas

Au détour d’une rue résidentielle de la commune d’Anderlecht, se dresse une longue bâtisse en brique surmontée d’une tour de style Art Déco dont la plupart des vitres de façade sont brisées.

A première vue abandonné, ce site délabré abrite les anciens locaux de la Brasserie Atlas. La friche industrielle est investie par le collectif d’artistes En Silence qui nous invite à découvrir, sur rendez-vous et ce jusqu’au 11 novembre prochain, leur "artist-run-space" insolite et nous propose une exposition de groupe intitulée La poursuite des choses évidentes… Compte-rendu d’une balade hors des sentiers battus!

Erigé entre 1913 et 1924, le bâtiment classé monument historique de la Brasserie Atlas est l’un des derniers témoins du passé brassicole bruxellois. Si la capitale belge se targuait au 19ème siècle de près de 90 brasseries, ce patrimoine architectural a de nos jours presque entièrement disparu ou a été réhabilité en bureaux, en logements ou en pôles culturels à l’instar du WIELS, du BRASS et du MIMA (Millennium Iconoclast Museum of Art) pour ne citer qu’eux.

L’occupation artistique provisoire de la Brasserie Atlas est le fruit du hasard. Il y a deux ans, alors qu’ils sont à la recherche d’espaces d’ateliers, Jonas Meier et Antoine Jacqz (deux des membres fondateurs du collectif En Silence) tombent littéralement sur l’ancienne brasserie et apprennent, coïncidence du calendrier, que l’immense bâtiment, vient de se libérer de ses occupants (de 1980 à 2016, la Brasserie Atlas sert de dépôt-vente de meubles et de logement à la communauté La Poudrière Emmaüs). Avec l’aval du nouveau propriétaire, et en attendant la reconversion imminente du lieu en complexe résidentiel, ils décident de s’y établir en compagnie de la dizaine de jeunes artistes belges, français et suisses qui compose le collectif.

La tour de l’ancienne Brasserie Atlas, "artist-run-space" à Anderlecht.  Photo: Zoé Schreiber

La tour de l’ancienne Brasserie Atlas, "artist-run-space" à Anderlecht.
Photo: Zoé Schreiber

Depuis lors, dans cet espace archi brut, vaste laboratoire créatif et expérimental de plus de 15 000 mètres carrés, le collectif En Silence organise des expositions, des projections, des concerts, des conférences et des résidences. La fermeture définitive de ce lieu alternatif est programmée à l’été 2019 et la visite de La poursuite des choses évidentes constitue de ce fait l’une des dernières opportunités de s’aventurer dans cet endroit unique.

Pour la première fois, les membres du collectif et les plasticiens invités à exposer à leurs côtés ont aussi investi la tour principale de la Brasserie Atlas. La visite est quelque peu "sportive": l’espace de la tour fait à lui seul 9 000 mètres carrés et les 7 étages sont à gravir sans ascenseur. Bien que sécurisés, certains passages sont étroits et les 2ème et 3ème étages, qui hébergeaient autrefois d’énormes cuves de brassage, sont traversés par des découpes circulaires à la Gordon Matta-Clark. Le bâtiment n’est pas isolé et le froid et le ruissellement de la pluie s’y invitent par journées hivernales et pluvieuses... Frileux, claustrophobes, personnes à mobilité réduite ou atteintes de vertiges, s’abstenir! En revanche, pour les plus téméraires, aller à la découverte de ce joyau brut de l’architecture industrielle bruxelloise et des œuvres conceptuelles et radicales des 12 artistes présentés, est une expérience à ne pas manquer.

Les plasticiens se sont emparés des impressionnants volumes de ce lieu unique avec ingéniosité, poésie et une grande économie de moyens. La poursuite des choses évidentes présente des interventions réalisées in situ et des sculptures, des installations vidéos et sonores, des photographies et des dessins. Toutes les œuvres ont été réalisées spécialement pour l’exposition et entrent en résonnance avec l’architecture et l’histoire de la Brasserie Atlas.

La visite commence au sous-sol, au sortir d’un long tunnel souterrain. Une maquette en béton de la tour, signée Clara van der Belen, nous accueille et éclaire la pénombre de la première pièce. En désolidarisant les néons du plafond et en les disposant au ras du sol, Nicolas Bourthoumieux transforme complètement notre perception de l’espace. Tom Rider & Delphine Wibaux relient quant à eux un récepteur de fréquences radio à une cuve de brassage qui se transforme en énorme caisse de résonance et amplifient ainsi le vrombissement du silence ("white noise").

Si d’aucuns explorent les propriétés physiques du bâtiment, d’autres artistes évoquent les présences (tant humaines qu’animales) qui l’ont traversé. Salomé Boltoukhine et Julien Dumond ont condamné l’une des fenêtres avec un grillage anti-pigeons et appellent les insectes à investir le lieu en les attirant vers le point lumineux d’une lampe, allumée 24h/24, qui renvoie aux villages reculés du Laos, référencés dans deux vidéos et une photo. Nancy Moreno évoque elle aussi, d'un trait stylisé, la présence de pigeons que l’on devine habitués des lieux. Douglas Eynon recouvre de cire les traces circulaires laissées au sol par l’accumulation de bidons de bière et créé des portes-manteaux en céramique à l’effigie des ouvriers de la brasserie. Les paysages naturels de l’installation vidéo de Jonas Meier accentuent l’aridité de l’architecture brutaliste ambiante. Les images projetées migrent d’un écran à l’autre sur fond d’une bande sonore atmosphérique.

La visite de l’exposition réserve bien d’autres surprises et la sculpture filiforme et monumentale d’Antoine Jacqz, un paratonnerre long de plus de 35 mètres dont la pointe s’étend du toit au sous-sol de la tour, sert, tant au sens propre qu’au figuré, de "fil conducteur" à La poursuite des choses évidentes.

La poursuite des choses évidentes: une exposition à la Brasserie Atlas avec Antoine Jacqz, Clara van der Belen, Nicolas Bourthoumieux, Jonas Meier, Julien Dumond, Salomé Boltoukhine, Douglas Eynon, Tom Rider & Delphine Wibaux, Gijs Milius, Claude Cattelain, Nancy Moreno, Régis Joncteur Monrozier, Brasserie Atlas, 15 rue du Libre Examen, B-1070 Anderlecht, Belgique. Jusqu’au 11 novembre 2018. Visite sur rendez-vous du mercredi au dimanche.

Plus d’information: http://www.en-silence.be/la-poursuite-des-choses-%C3%A9videntes.html


Copyright © 2018, Zoé Schreiber 

Chris Marker, 'Memories of the Future', BOZAR

Chris Marker, Memories of the Future, vue d’exposition, BOZAR. Photo: Zoé Schreiber

Chris Marker, Memories of the Future, vue d’exposition, BOZAR. Photo: Zoé Schreiber

C’est une constellation de photographies et de vidéos qui ouvre Memories of the Future, la rétrospective que consacre BOZAR à Chris Marker (1921-2012).

Glanés au gré de ses voyages aux quatre coins de la planète, ces documents photographiques et filmiques nous emmènent de sa France natale à Cuba, d’Israël à la Corée, de la Sibérie au Japon, des Etats-Unis à la Guinée en passant par l’Islande, et attestent d'entrée de jeu de la curiosité insatiable du “plus connu des cinéastes inconnus.”

Personnage discret et secret aux multiples facettes et casquettes, Christian Bouche-Villeneuve dit Chris Marker échappe à toute catégorisation. Le parcours de l'exposition, à la fois chronologique et thématique, repose sur ses archives personnelles et relève un défi: résumer l’œuvre prolifique et protéiforme de celui qui, de son vivant, a non seulement été cinéaste, photographe, archiviste, monteur et éditeur mais aussi écrivain, résistant, militant, informaticien et musicien. Le volet parisien de la rétrospective, que d'aucuns d'entre vous ont peut-être vu au printemps dernier à la Cinémathèque Française, s’intitulait d'ailleurs Les 7 vies d’un cinéaste en référence à la multiplicité de ses champs d'activité mais aussi en guise de clin d'œil au chat Guillaume-en-Egypte, l’alter ego félin du plasticien cinéaste.

Memories of the Future illustre comment, tout au long de sa carrière, Chris Marker n’a eu de cesse d’interroger notre relation aux images, au temps, à l’histoire et à la mémoire.

La visite de la rétrospective est dense, voire ardue et nécessite temps et concentration. Si la profusion des documents présentés en découragera certains, elle titillera sans aucun doute la curiosité de visiteurs plus avertis. Trois de ses films sont projetés: deux courts-métrages, La Jetée (1962) et Les statues meurent aussi (1963) et un long-métrage, Le fond de l’air est rouge (1977). Une salle évoque le joyeux capharnaüm de son atelier et met en évidence sa fascination pour les nouvelles technologies dont il n’a eu de cesse de repousser les limites techniques, préfigurant en visionnaire notre ère digitale ultra-connectée.

Chris Marker est l’un des pionniers du "film-essai", un genre cinématographique hybride, au confluent du documentaire et de la fiction. Ce genre s'inspire de la tradition de l'essai littéraire qui a vu le jour au 16ème siècle sous la plume de Montaigne. Pour citer l’historienne de l’art Véronique Terrier Hermann: "L[e film-essai] fonctionne comme une réflexion sur le monde à partir d’une remise en forme du réel." Les films de Chris Marker articulent une pensée à travers l’usage de matériaux audiovisuels préexistants et d’autres qu’il crée. Le son et le commentaire (récité en voix off par exemple), les effets de montage et l’incorporation de photographies, d’images d’archives et de citations font partie intégrante de son vocabulaire artistique. Sa démarche s’apparente à un savant “bricolage” et plusieurs générations de réalisateurs et d'artistes s’en sont inspirés, à l’instar de Francis Ford Coppola, de Terry Gilliam, d’Harun Farocki, de Renée Green, de John Akomfrah et de Hito Steyerl pour ne citer qu’eux.

Dans La Jetée, film culte s’il en est, que Chris Marker réalisa en collaboration avec son confrère et compatriote Alain Resnais, il s’essaye à la science-fiction et, par le biais d’images fixes, explore le lien entre cinéma et photographie et les possibilités narratives qu’offre le photo-roman. Le court-métrage fait référence à Vertigo d’Alfred Hitchcock et raconte le voyage dans le temps d’un homme dans un monde post-apocalyptique. “Rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce n'est que plus tard qu'ils se font reconnaître, à leurs cicatrices” déclame le narrateur en voix off.

Les statues meurent aussi (également réalisé aux côtés d’Alain Resnais) est un documentaire anticolonialiste qui questionne le discours européen sur "l’art nègre" et qui sera censuré à sa sortie pendant onze longues années. Les questions que soulève le film restent d’actualité comme en témoignent aujourd’hui les débats sur la restitution des biens culturels à l’Afrique et sont particulièrement pertinentes à la veille de la réouverture, le 8 décembre prochain, du Musée royal de l’Afrique Centrale à Tervuren. 

L’engagement politique marqué à gauche de Chris Marker est mis en exergue tout au long de l’exposition. Toujours à l'affut, il était un artiste engagé et l’un des chroniqueurs les plus importants du 20ème siècle. Mai 68, la révolution cubaine, la décolonisation et les mouvements d’indépendance, la mort de Staline, l’assassinat de Salvator Allende au Chili, la contestation contre la guerre du Vietnam... sont documentés et analysés par le "troisième œil" que constitue sa caméra, et ce notamment dans Le fond de l'air est rouge. Le long métrage (4 heures) retrace et tente d’analyser l’ascension puis le déclin des luttes révolutionnaires qui ont secoué le monde de 1966 à 1977.

Memories of the Future permet de se plonger dans le travail de l’un des architectes de l’entrée du cinéma dans l’art. A l’heure où le prix Marcel Duchamp vient d’être décerné au vidéaste Clément Cogitore et où, pour la toute première fois dans l’histoire du Turner Prize (équivalent britannique du prestigieux prix français), les jurés du Prix n’ont sélectionné que des artistes vidéos, l'image en mouvement a le vent en poupe et s’impose comme étant l’un des médiums majeurs de l’art contemporain.

Ce qui frappe à l’issue de la visite de Memories of the Future, c’est l'intemporalité du regard de Chris Marker et de sa réflexion sur le flux, la puissance et la fabrication des images. Comme il l’explique à propos de son approche de la photographie mais, cela pourrait, à mon sens, également s’appliquer à ses films et autres pratiques: "La photo, c'est la chasse. C'est l'instinct de chasse sans l'envie de tuer. C'est la chasse des anges… On traque, on vise, on tire et clac ! au lieu d'un mort, on fait un éternel.”



Chris Marker, Memories of the Future, BOZAR, Rue Ravenstein 23, B-1000 Bruxelles, Belgique. Jusqu’au 6 janvier 2018.

Turner Prize 2018: Forensic Architecture, Naeem Mohaiemen, Charlotte Prodger, Luke Willis Thompson, Tate Modern, Bankside, London SE1 9TG, Royaume-Uni. Jusqu’au 6 janvier 2018.



À vos agendas!

Copyright © 2018, Zoé Schreiber 

Richard Long, 'Along The Way', Fondation CAB

La Fondation CAB (Contemporary Art Brussels) offre à Richard Long sa première exposition personnelle en Belgique depuis quarante ans. Along the Way (“Le long du chemin”) nous fait pénétrer de plain-pied dans l’univers minéral et épuré du sculpteur britannique et nous invite à aller à la rencontre des empreintes qu’il laisse derrière lui. 

Richard Long, Along The Way, vue d’exposition, Fondation CAB. Image courtesy: Fondation CAB

Richard Long, Flint Cross, 2012, courtesy l’artiste et Fondation CAB

Richard Long, Flint Cross, 2012, courtesy l’artiste et Fondation CAB

Richard Long nait en Angleterre en 1945. Il est sculpteur certes mais aussi photographe et peintre. Avec son compatriote Andy Goldsworthy et les américains Michael Heizer, Walter de Maria et Robert Smithson pour ne citer qu’eux, il est l’une des figures majeures du Land Art, le courant artistique né de la volonté des artistes de s’émanciper du cadre institutionnel ou marchand des musées et des galeries.

Depuis la fin des années 60, Richard Long sculpte des œuvres qui documentent les longues marches qu’il fait dans les régions rurales de sa Grande-Bretagne natale et dans les régions reculées de la planète.  

Au cours de ses marches, il crée in situ des sculptures éphémères en pierre, en bois ou en boue qu’il arrange de manière géométrique et qu’il photographie. Certaines de ses sculptures sont destinées à être exposées. Elles peuvent être recréées dans différents endroits. Leur pérennité s’oppose au devenir aléatoire des œuvres in situ mais les deux approches se complètent et les sculptures exposées témoignent à leur manière des voyages et des expériences de l’artiste. En effet, si la nature demeure le “lieu d’exposition” primaire de son œuvre, en rapportant et en disposant à même le sol les matériaux naturels collectés au cours de ses marches, Richard Long fait pénétrer la nature dans les musées et les galeries et questionne le rapport de l’œuvre au site et du site à l’œuvre tout en s'interrogeant sur la place de l'artiste dans la nature.

Les matériaux naturels qu’il livre à notre regard portent la trace du lieu de leur provenance et l’œuvre du plasticien devient ainsi autobiographique. En extérieur, Richard Long travaille toujours sans intervention mécanique et utilise les pierres telles qu’il les trouve. Les matériaux avec lesquels il réalise ses sculptures en intérieur proviennent quant à eux le plus souvent de carrières locales. Les sculptures présentées dans le cadre de l’exposition de la Fondation CAB sont en pierres calcaires blanches et brunes, en silex et en grès.

Richard Long, Along the Way, 2018, Flint stones, courtesy l’artiste et Fondation CAB

Richard Long, Along the Way, 2018, Flint stones, courtesy l’artiste et Fondation CAB

Quatre sculptures géométriques accueillent d’entrée de jeu le visiteur dans l’espace central. Along the Way, la sculpture circulaire composée de pierres calcaires blanches qui donne son nom à la rétrospective, a été commanditée par la fondation et réalisée in situ par l’artiste. Placés à même le sol de béton, les éléments trouvés “le long du chemin” sont agencés en des figures géométriques simples: un cercle, une ligne, une croix et un triangle. Les sculptures qui jonchent le sol invitent le visiteur à réfléchir et à poser un regard neuf sur la dynamique que génère l’installation de matières minérales dans un espace créé par l’homme.

Chacune des pierres qui compose les sculptures est assez petite dans la mesure où, comme le déclare Richard Long son “travail dépend de ce que je suis capable de soulever avec mes mains”. Chaque pierre lui remémore son voyage et porte l’empreinte qu’il a laissée dans le paysage.

Se revendiquant avant tout sculpteur, Richard Long évolue dans un espace quantifiable: cartes, photographies, légendes et mesures topographiques documentent le lieu, l’année et la durée de la marche. La description détaillées de son expérience fait partie intégrante de sa pratique artistique. Ses Text Works présentent les indices d’une œuvre plutôt que l’œuvre elle-même.

Deux dessins d’empreintes palmaires inspirés des peintures tribales Warli (une tribu du nord de l’Inde) sont accrochés sur les murs de l’exposition. Ces dessins ont été réalisés à la main avec la boue du fleuve Avon. Une vidéo peut être visionnée dans l’espace de projection et permet au visiteur d’approfondir, si le cœur lui en dit et si le temps le lui permet, le travail de l’artiste.

Comme les installations éphémères doivent être archivées pour pouvoir perdurer dans le temps, un présentoir installé à l’entrée met en évidence catalogues d’expositions, invitations, brochures... et permet, à l’instar des affiches d’expositions passées qui ornent les murs, de découvrir les différentes facettes du travail de Richard Long au fil des années.

Une visite à la Fondation CAB s’impose. L’architecture de style Art Deco des anciens entrepôts à charbon vaut en soi le détour. Along the way permet de comprendre comment, en utilisant des matériaux qu’il récupère dans la nature, Richard Long donne à son œuvre une “ligne” directrice et parvient à établir un lien entre nature et culture. En guise de conclusion, je me contenterai de citer Hubert Bonnet, le directeur de la Fondation CAB, “Richard Long incarne tout ce qui est remarquable et attractif dans l’art contemporain : il est radical, acharné et poétique”.



Richard Long, ‘Along The Way’, Fondation CAB, 32-34 rue Borrens, B-1050, Bruxelles, Belgique. Jusqu’au 27 octobre 2018. Ouvert du mercredi au samedi (14-18h), entrée gratuite.

Copyright © 2018, Zoé Schreiber 

Sanguine/Bloedrood. Luc Tuymans on Baroque, M HKA, Anvers

Dans le cadre du festival Antwerp Baroque 2018. Rubens inspires, qui met à l'honneur l'héritage du peintre éponyme, l'artiste belge Luc Tuymans endosse une nouvelle fois le rôle de commissaire d'exposition et interprète de façon très personnelle l'histoire du baroque d'hier et d'aujourd'hui.

L'exposition qu'il nous propose au Musée d'Art Contemporain d'Anvers (M HKA) s'intitule Sanguine/Bloedrood et s'articule autour de la confrontation d'oeuvres de grands maîtres du baroque (Rubens, Le Caravage, van Dyck, Jordaens et Zurbarán pour ne citer qu'eux) avec celles d'artistes contemporains (On Kawara, Bruce Nauman, Sigmar Polke, Marlene Dumas, Berlinde de Bruyckere, Michaël Borremans, Isa Genzken, Pierre Huyghe, Takashi Murakami entre autres). Le thème de la souffrance traverse l'exposition et la visite constitue une opportunité rare de découvrir les deux oeuvres-phares qui sont la clé de voûte du parcours, à savoir: La Flagellation du Christ du Caravage (1607) et Five Car Stud (1969-1972), son "pendant contemporain" selon Luc Tuymans.

Edward Kienholz and Nancy Reddin Kienholz, Sawdy, 1971, mixed media assemblage, edition 49/50. Image courtesy: Davis Museum at Wellesley College

Edward Kienholz and Nancy Reddin Kienholz, Sawdy, 1971, mixed media assemblage, edition 49/50. Image courtesy: Davis Museum at Wellesley College

Five Car Stud est une installation emblématique du couple d'artistes américains Edward (1927-1994) et Nancy Kienholz (1943-). Le titre fait référence au jeu de poker à cinq cartes (five-card stud). Oeuvre polémique s'il en est, l'installation met en scène la castration d'un homme noir par des suprémacistes blancs dans le Sud des Etats-Unis et dénonce par ce biais la persistance du racisme et de la violence raciale au lendemain de la lutte pour les droits civiques.

Si le tableau du Caravage fait partie de la collection permanente du Musée Capodimonte de Naples en Italie ce n'est que très récemment que Five Car Stud est réapparue dans les circuits d'exposition. Pouvoir s'immerger dans cette oeuvre-clé du début des années 70 en Belgique est un évènement en soi et c'est pourquoi je me focaliserai sur elle dans cet article.

En effet, après avoir été dévoilée à Kassel en Allemagne lors de la Documenta V d'Harald Szeemann en 1972, Five Car Stud est achetée par un collectionneur japonais et "disparaît" pendant près de quarante ans dans un entrepôt. Au cours de cette longue hibernation, Sawdy (1971), une édition de 50 portes de voiture vintage dont les vitres sont remplacées par les photographies en noir et blanc de Five Car Stud, prises par le curateur Walter Hopps, constituait la seule preuve de l'existence de l'installation. Restaurée par Nancy Reddin Kienholz en 2008, Five Car Stud, l'oeuvre majeure du couple, ressurgit et figure dans une poignée d'expositions au LACMA à Los Angeles (2011-2012), au Louisiana Museum of Modern Art au Danemark (2012) et à la Fondazione Prada à Milan (2016-2017), qui l'acquiert pour sa collection permanente. 

Au M HKA, Five Car Stud est présentée dans les conditions d'exposition originales de la Documenta V et ce, pour la première fois depuis. Un dôme noir se dresse sur les 'Gedempte Zuiderdokken', la place qui jouxte l'entrée du musée. Des documents relatant la conception et la réception de Five Car Stud en 1972, figurent dans une des salles du parcours et permettent de contextualiser cette installation troublante. 

Connus pour leurs assemblages sculpturaux et leurs "tableaux" à trois dimensions politiquement engagés, Ed et Nancy Kienholz utilisent des mannequins grandeur nature et des objets trouvés sur les étals de marchés aux puces ou dans les décharges pour créer leurs oeuvres provocatrices. Critiques acerbes de la société américaine, affiliés à la scène artistique de Los Angeles, ils n'hésitent pas à s'attaquer à des sujets sensibles (la guerre, la pédophilie, le sexe, la religion, la violence, le racisme...) et à inclure, voire solliciter la participation du "spectateur", préfigurant ainsi l'avènement d'un type nouveau d'installations théâtrales et immersives.

Five Car Stud reconstitue à la façon d'un gigantesque diorama ou d'un plateau de cinéma, un crime raciste d'une violence extrême (l'émasculation d'un homme noir par des hommes blancs en représailles pour avoir eu des relations avec une femme blanche). "Ma scène est inventée - les réalités complexes de notre société actuelle ne le sont pas," expliquait Ed Kienholz en 1972. Les bourreaux entourent leur victime et portent des masques tout droit sortis d'un film d'horreur tandis que la femme de la victime et l'enfant de l'un des tortionnaires assistent tous deux impuissants à ce scénario d'épouvante... 

Ed and Nancy Kienholz "Five Car Stud" (1969-1972). Image courtesy: M HKA

Ed and Nancy Kienholz "Five Car Stud" (1969-1972). Image courtesy: M HKA

L'espace du dôme, plongé dans la pénombre, est éclairé par les phares de cinq voitures d'époque dont les plaques d'immatriculation portent l'inscription "Brotherhood" en référence au Ku Klux Klan ou "America, love it or leave it", les arbres et les rochers artificiels, la musique country générique qui émane du poste radio d'un des véhicules et le sable fin qui recouvre le sol, complètent ce décor sinistre et terrifiant. Le spectateur fait partie intégrale du dispositif et laisse, sans le vouloir, l'empreinte de ses pas dans le sable... Confronté à cet "arrêt-sur-image", il devient malgré lui un acteur passif et voyeur des évènements tragiques représentés. 

A l'heure des récents débats autour de l'appropriation culturelle aux Etats-Unis (et notamment de la controverse autour du tableau de Dana Schutz lors de la Biennale du Whitney Museum à New York en 2017), Five Car Stud soulève la question de la représentation de l'"autre": qui est le public-cible de l'oeuvre et dans quelle mesure des artistes américains blancs peuvent-ils faire de la dénonciation de la violence raciale le sujet de leur travail? Comment leur vécu influe-t-il sur leur manière de la décrire? En tant que stratégie de dénonciation, la visualisation de la violence est-elle efficace? La mise en scène d'un lynchage ne perpétue-t-elle pas l'imagerie raciste qu'elle est sensée dénoncer?

Plus que toute autre oeuvre contemporaine présentée dans Sanguine/Bloedrood, Five Car Stud "atteint, avec sa représentation de la violence dans la lumière et l'obscurité, un niveau baroque d'intensité et de drame" pour citer Jason Farago, critique d'art du New York Times. Bien que l'installation soit fictive et renvoie à un chapitre sombre et douloureux de l'histoire américaine, force est de constater que les tensions raciales qu'elle dénonce restent d'actualité aujourd'hui avec le regain d'influence des suprémacistes blancs et que Five Car Stud continue de donner matière à réflexion... 

 

Sanguine/Bloedrood. Luc Tuymans on Baroque, M HKA, Leuvenstraat 322000 Anvers, Belgique. Exposition jusqu'au 16 septembre 2018. Dans le cadre du festival culturel Antwerp Baroque 2018. Rubens inspires. Five Car Stud d'Edward Kienholz peut être visité jusqu'au 2 septembre sur les Gedempte Zuiderdokken. L'exposition Sanguine.Bloedrood sera ensuite présentée à la Fondazione Prada à Milan entre octobre 2018 et février 2019.

 

Copyright © 2018, Zoé Schreiber