'Christo and Jeanne-Claude : Urban Projects', ING Art Center

La BRAFA (Brussels Antiques and Fine Art Fair), qui ouvre ses portes au public ce samedi 27 janvier, met chaque année un artiste à l'honneur. Après le sculpteur et peintre argentin Julio Le Parc l’année dernière, la 63ème édition de la foire invite Christo, le plasticien d'origine bulgare, à exposer une œuvre historique (Three Store Fronts) conçue dans les années 60 avec sa femme et partenaire artistique, la française Jeanne-Claude (1935-2009). Jusqu'au 25 février prochain, l'ING Art Center rappelle également à notre bon souvenir le parcours de ce couple emblématique en lui consacrant une rétrospective exceptionnelle intitulée Christo and Jeanne-Claude : Urban Projects.

La dernière exposition portant sur l'oeuvre de Christo et Jeanne-Claude remonte aux années 80 et la visite à laquelle nous convoque l'ING Art Center est la première rétrospective à se pencher sur les projets urbains de ce tandem mythique de l'art contemporain. Elle permet de comprendre qu'avant de se concrétiser "in situ" dans l'espace public (sur des ponts, des immeubles, des objets géographiques) les interventions-phares des artistes sont d'abord imaginées sous forme de maquettes, de dessins et de collages, vendus en amont pour financer leur réalisation. C'est plus de 80 œuvres sur papier et de prototypes que les commissaires de l'exposition nous invitent à découvrir. La sélection nous plonge dans les rouages du processus créatif de Christo et Jeanne-Claude.

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Nés tous deux le 13 juin 1935, Christo Vladimiroff Javacheff et Jeanne-Claude Denat de Guillebon se rencontrent à Paris en 1958, année qui marque le commencement de leur collaboration artistique. Leur pratique se situe à la croisée du Land Art et de l’ingénierie : ils s’approprient temporairement monuments, édifices historiques et paysages et les empaquettent de différents textiles. Christo et Jeanne-Claude conçoivent leurs emballages éphémères comme des "seconde peau" qui révèlent autant qu’elles dissimulent… La première salle se focalise sur les œuvres de jeunesse (on peut notamment y admirer le dessin et la maquette de leur première œuvre clandestine Murs de barils de pétrole, « Le Rideau de Fer, rue Visconti », Paris, 27 juin 1962) et le parcours, organisé de façon chronologique, retrace les jalons de leur carrière.

Si d’aucuns d’entre vous se remémoreront, à travers leur expérience personnelle ou la couverture médiatique, les emballages iconiques du Pont Neuf à Paris (1985), du Reichstag à Berlin (1995) ou encore les Gates couleur safran de Central Park à New York (2004), Christo and Jeanne-Claude : Urban Projects a le mérite d’aussi retracer la genèse de projets moins connus et de mettre l’accent sur ceux non-aboutis restés à l’état d’ébauche… Recevoir les autorisations nécessaires à leur exécution relève du parcours du combattant : sur les 23 projets exécutés, on apprend que 33 autres ont été rejetés...

La rétrospective révèle ainsi la double fonction des œuvres sur papier exposées. Signés de la main de Christo (Jeanne Claude s’occupait de l’aspect logistique et promotionnel), les dessins et les collages sont non seulement des œuvres d’art à part entière destinées à être vendues sur le marché (l’indépendance financière est la condition sine qua non de leur travail), mais constituent aussi le mode privilégié de visualisation des projets… L’extrême minutie et la beauté des esquisses préparatoires et des maquettes n'est de ce fait pas surprenante. Si comme moi, vous ne les connaissiez qu’en reproduction, je ne peux que vous encourager à aller les découvrir de visu.

Christo et Jeanne-Claude, Maquette The Pont Neuf Wrapped, 1985, collection de l’artiste, vue d’exposition, photo P. Mahieu

Christo et Jeanne-Claude, Maquette The Pont Neuf Wrapped, 1985, collection de l’artiste, vue d’exposition, photo P. Mahieu

Christo réussit à traduire le rendu des textures et à donner une illusion de profondeur à ses représentations d’œuvres monumentales. Composées de photographies noir et blanc des sites concernés, les collages sont étayés de dessins colorés, de plans géographiques, d’indications techniques et d’échantillons de tissu et rappellent l'iconographie propre aux chantiers de projets architecturaux. Tant dans le dessin d'une rangée de gratte-ciels new-yorkais empaquetés dans les années soixante (mais non-réalisée) que dans la vue aérienne des Surrounded Islands rose vif réalisées en Floride en 1983, le tracé de l’artiste est suggestif. Parfois, un personnage inséré dans le paysage donne un ordre de grandeur qui permet de mieux se projeter dans les espaces représentés. Une impressionnante maquette des rives de la Seine invite à la méditation.

Des photographies documentaires de Wolfgang Volz défilent sur un écran. La rétrospective témoigne de la persistance des artistes et de la longue gestation de leurs œuvres, réalisées pour certaines dans des circonstances géopolitiques incertaines et fluctuantes. L’emballage du Reichstag, par exemple, aura pris 24 ans et en fin du parcours, deux esquisses présentées face à face documentent la chute du mur de Berlin.

La visite de Christo and Jeanne-Claude : Urban Projects est une ballade évocatrice à la fois spatiale et temporelle à travers des projets emblématiques. Elle constitue aussi, comme l’écrit Liza Foreman du New York Times, une "opportunité de découvrir des œuvres d’art inédites". Les dessins et les collages de Christo sont un "chemin vers le réel": ils nous rappellent qu’une œuvre d’art permet d’anticiper une réalité urbanistique et architecturale, voire d’en créer une, si ce n'est que dans le regard et l’esprit du spectateur. 


'Christo & Jeanne-Claude : Urban Projects', ING Art Center, 6 Place Royale, B-1000 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 25 février 2018.

BRAFA Art Fair, Tour & Taxis, 88 Avenue du Port, B-1000 Bruxelles, Belgique. Du 27 janvier au 4 février 2018.

Copyright © 2018, Zoé Schreiber


Joel Meyerowitz, 'Where I Find Myself', Botanique

Le photographe américain Joel Meyerowitz, figure incontournable de la "photographie de rue", a pris ses quartiers au Botanique et ce jusqu'au 28 janvier prochain. La rétrospective intitulée Where I Find Myself  (Là où je me trouve), organisée en collaboration avec la Polka galerie de Paris, documente les différentes facettes et l'évolution de son travail. Des instantanés en noir et blanc côtoient des clichés en couleur et l'exposition, composée d'une centaine de tirages, s'articule de façon chronologique et thématique.

Né dans le quartier du Bronx à New York en 1938, Joel Meyerowitz débute sa carrière en tant que directeur artistique dans une agence de publicité. En 1962, il croise le chemin de l'illustre photographe Robert Frank et cette rencontre déterminante sert de déclencheur à sa nouvelle vocation. A ses débuts, il hésite entre la pellicule couleur et le noir et blanc alors considéré comme le sésame de la photographie d’art. Ce n'est qu'à partir des années 70 que Joel Meyerowitz décide de se consacrer exclusivement à la couleur et qu'il forge ainsi son style caractéristique. Il sera, à l'instar de ses contemporains Wiliam Eggleston, Joel Sternfeld et Tony Ray Jones, pour ne citer qu'eux, l'un des défenseurs de la légitimité artistique de la photographie couleur, jadis reléguée à la publicité, aux cartes postales ou à la pratique amateur.

Joel Meyerowitz, 'Where I Find Myself', Botanique, Bruxelles, vue d'exposition. Image: Zoé Schreiber

Joel Meyerowitz, 'Where I Find Myself', Botanique, Bruxelles, vue d'exposition.
Image: Zoé Schreiber

La visite dévoile la polyvalence du vocabulaire visuel de Joel Meyerowitz. Tout l'inspire: les scènes de rue et les interactions qu'elles révèlent certes mais aussi les portraits et les paysages. Il sera le seul photographe à recevoir l'autorisation de documenter Ground Zero au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 et les clichés qui illustrent cette série constituent l'un des temps forts de l'exposition. Un documentaire ponctué d'entretiens accompagne la visite et donne corps au photographe derrière l'objectif.

Des photographies datées des années 60 ouvrent le bal et témoignent des débuts monochromes de Joel Meyerowitz. D'emblée, la rue devient le théâtre de ses images. Équipé de son Leica 35mm, il sillonne la Grosse Pomme et capture, dans le sillage de Cartier-Bresson, les "instants décisifs" qu'elle recèle et immortalise le tumulte de la foule et la chorégraphie des passants. Agile et discret, il sait se rendre invisible aux yeux des "sujets" qu’il photographie... Le moindre geste retient son attention et est susceptible de stimuler son regard... Photographier devient un acte de lecture du monde et un outil d'introspection.

Si à ses débuts Meyerowitz fait des situations insolites qu'il immortalise le centre de ses compositions, tel un réalisateur de cinéma, il élargit progressivement ses cadrages et innove en incluant un foisonnement d'éléments disparates dans un même espace photographique. Au fil du temps et de l’accrochage, ses images deviennent plus ambiguës: elles décrivent non seulement un sujet mais aussi le contexte dans lequel celui-ci se situe. Ce basculement dans sa démarche coïncide avec son passage définitif à la couleur. Dans la salle principale, des diptyques illustrent ce virage et juxtaposent des clichés pris simultanément avec deux appareils différents (l'un chargé d'une pellicule noir et blanc et l'autre d'une pellicule couleur).

Joel Meyerowitz explore l'impact émotionnel de la couleur. Posté au coin d'une rue ou à la sortie d'une bouche de métro, il joue avec l’effet dramatique des zones d'ombres et l'intensité des tonalités.

Joel Meyerowitz, New York, 1975 © Joel Meyerowitz Image courtesy: Polka Galerie, Paris et Le Botanique, Bruxelles

Joel Meyerowitz, New York, 1975
© Joel Meyerowitz
Image courtesy: Polka Galerie, Paris et Le Botanique, Bruxelles

Dans une de ses images les plus iconiques (Paris, France, 1967), il fige sur le vif un ouvrier qui contourne le corps d'un homme à terre à la sortie du métro et les spectateurs qui assistent à la scène. Dans un autre cliché, il donne une dimension politique au portrait d'une jeune danseuse (Young Dancer, 1978) en capturant dans la composition de son image le fronton d'un immeuble recouvert du logo du mouvement "Black Power"...

En 1974, en quête d’une relation différente à la prise de vue, il rajoute une corde à son arc et acquiert une chambre photographique 8x10 qui lui permet d'inscrire sa pratique dans la durée et d'adopter une approche plus méditative. Il passe ses étés dans la station balnéaire de Cape Cod dans le Massaschussets et s'attèle à capter les jeux de lumière sur le paysage. Ses tirages grands formats gagnent en subtilité chromatique. Ces compositions épurées sont exposées au deuxième étage et évoquent alternativement la beauté singulière d’une personne, la qualité artificielle d’un éclairage au néon ou encore la magie du crépuscule...

Joel Meyerowitz s'intéresse enfin à la nature morte. Il immortalise les cinq éléments dans un corpus qui frôle l'abstraction et fait l’inventaire des objets trouvés dans l’atelier de Cézanne qu'il présente sur fond gris et sous forme de grille.

La rétrospective du Botanique dresse le bilan de la carrière d’un photographe au sommet de son art, d'un chercheur d'images à l'enthousiasme contagieux et à la curiosité insatiable...  Where I Find Myself illustre si besoin est qu'une des clefs du succès de Joel Meyerowitz est d'avoir appris à déjouer le hasard et à être parvenu à toujours se trouver au bon endroit au bon moment.

 

Joel Meyerowitz, 'Where I Find Myself', Botanique, Rue Royale 236, B-1210 Saint-Josse-ten-Noode, Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 28 janvier 2018.

NB: Le 18 janvier 2018 à 20h, Joel Meyerowitz sera présent au Botanique pour une rencontre et une visite de l'exposition, suivie d'une séance de dédicace de son nouveau livre Where I Find Myself : A Lifetime Retrospective (2018).

Copyright © 2018, Zoé Schreiber


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August 14, 2020 / Zoé Schreiber

 

Maria Thereza Alves, 'The Flood', Galerie Michel Rein

La galerie Michel Rein nous invite à aller à la rencontre du travail de l'artiste brésilienne Maria Thereza Alves (née en 1961). Lauréate du Vera List Center Prize for Art and Politics (2016-2018) pour son projet Seeds of Change, cette artiste engagée, exilée avec sa famille proche aux Etats-Unis pendant les années de dictature militaire et qui vit aujourd'hui à Berlin, a co-fondé le Partido Verde brésilien (parti des Verts) en 1981 et est impliquée dans la protection des droits des peuples autochtones. Elle utilise sa pratique artistique pour révéler la face cachée des oppressions et promouvoir l'avancement de la justice sociale. Son travail protéiforme se nourrit à la fois de recherches extensives et d'expériences personnelles.

Intitulée The Flood, l'exposition présentée prend pour point de départ l'inondation du village dont est originaire sa famille et permet à Maria Thereza Alves de dénoncer et de critiquer, avec sensibilité et poésie, l'impact pernicieux que des pratiques héritées du colonialisme ont sur l'environnement. L'interaction formelle entre aquarelles, textes et objets divers qu'elle nous propose reflète son souci d'éveiller chez le visiteur une prise de conscience sociale et écologique.

Maria Thereza Alves, The Flood, 2016, painting watercolour on paper, 32 x 24 cm Courtesy The Artist and Michel Rein Paris/Brussels

Maria Thereza Alves, The Flood, 2016, painting watercolour on paper, 32 x 24 cm
Courtesy The Artist and Michel Rein Paris/Brussels

Maria Thereza Alves, 'The Flood', 2017, Galerie Michel Rein, vue d'exposition Courtesy The Artist and Michel Rein Paris/Brussels

Maria Thereza Alves, 'The Flood', 2017, Galerie Michel Rein, vue d'exposition
Courtesy The Artist and Michel Rein Paris/Brussels

A peine franchie la porte de la galerie, le regard se pose sur une barque miniature en bois coloré. Accrochée au mur adjacent, une toile à l'orange tonique côtoie des peintures à l'aquarelle qui illustrent la submersion des terres. Sur des panneaux roses placés à même le sol, une poupée Barbie, une figurine de tigre ou encore un nid de termites... A côté, des os de bovins, une casserole en cuivre et même les composants mécaniques d'un fusil que l'artiste a hérité de sa mère.

Les objets hétéroclites et a priori sans rapport les uns avec les autres et les tableaux aux couleurs assourdies sont chaque fois accompagnés de textes en prose écrits à la main d'une toute petite écriture qui impose que l'on se rapproche pour la déchiffrer. Le visuel et le textuel se répondent et conversent entre eux. Si le regard s'arrête sur les objets et les tableaux, la lecture des textes (rédigés en anglais) permet au spectateur de glaner des informations supplémentaires et d'ouvrir sa réflexion. 

Maria Thereza Alves, 'The Flood', 2017, Galerie Michel Rein, vue d'exposition Courtesy The Artist and Michel Rein Paris/Brussels

Maria Thereza Alves, 'The Flood', 2017, Galerie Michel Rein, vue d'exposition
Courtesy The Artist and Michel Rein Paris/Brussels

Maria Thereza Alves, 'The Flood', 2017
Courtesy The Artist and Michel Rein Paris/Brussels

L'approche de Maria Thereza Alves s'assimile à une démarche ethnographique. Elle s'intéresse aux histoires individuelles et au quotidien des habitants du village inondé afin de mieux nous aider à les comprendre. Rapportés à la première personne du singulier, les récits donnent la parole aux différents membres de sa famille (sa mère, son père, son oncle, sa grand-mère...). Les témoignages dessinent par petites touches impressionnistes les expériences de vie quotidienne des individus de cette communauté et nous racontent comment est perçue la déforestation progressive des terres et comment est vécu le brassage des différentes cultures et croyances religieuses. L'artiste réussit ainsi à témoigner le plus fidèlement possible de la réalité telle qu'elle est perçue par le groupe lui-même. 

On comprend ainsi que l'élevage intensif du bétail est l'une des causes principales des problèmes environnementaux, que le piétinement répété des terres déboisées exacerbe l'instabilité du sol et le rend vulnérable aux inondations... Une photographie sur aluminium fait apparaître en négatif la scarification du paysage.

Maria Thereza Alves, 'The Flood', 2017, Galerie Michel Rein, vue d'exposition Courtesy The Artist and Michel Rein Paris/Brussels

Maria Thereza Alves, 'The Flood', 2017, Galerie Michel Rein, vue d'exposition
Courtesy The Artist and Michel Rein Paris/Brussels

Vous l'aurez compris, résumer The Flood n'est pas chose aisée dans la mesure où cela m'amènerait immanquablement à réduire voire à cantonner l'exposition à ma propre lecture. Je ne peux que vous encourager à pousser la porte de la galerie et à demander que l'on vous "initie" aux thématiques abordées par Maria Thereza Alves. Artiste conceptuelle, son oeuvre, aussi intime qu'engagée, nous montre une fois encore qu'il peut y avoir un lien entre art et politique. En nous racontant l'histoire de son village, elle donne voix au chapitre aux oubliés de la petite histoire et à ceux qui pourraient peut-être un jour exercer un contrepoids.


Maria Thereza Alves, The Flood, Galerie Michel Rein, 51A rue Washington, B-1050 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 23 décembre 2017. 

Copyright © 2017, Zoé Schreiber


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Anne-Marie Schneider, 'Ritournelle', MAC's

Anne-Marie Schneider, sans titre (autoportrait avec canne), 2007. Gouache sur papier, 40 x 30 cm. Courtesy of the artist and Michel Rein, Brussels

Anne-Marie Schneider, sans titre (autoportrait avec canne), 2007. Gouache sur papier, 40 x 30 cm. Courtesy of the artist and Michel Rein, Brussels

Depuis plus de 30 ans, l'artiste française Anne-Marie Schneider (née en 1962) croque quotidiennement son vécu et son ressenti. Sa démarche se situe à contre-courant des tendances artistiques sensationnalistes et se caractérise par l'économie des moyens déployés. Son médium de prédilection est le dessin, dessin qu'elle exécute au crayon gris, à l'encre de chine, au fusain, à l'aquarelle ou à l'acrylique.

Ritournelle, la rétrospective que lui consacre le MAC's (Grand-Hornu), nous plonge au cœur des tressaillements de son univers introspectif. Son trait, à la fois fragile et assuré, immortalise ses états d'âmes, ses rêves et ses cauchemars. Le parcours rassemble plus de 200 œuvres et répertorie la myriade de vignettes qu'elle couche spontanément sur papier. D’une grande sensibilité, sa pratique revisite à satiété des thèmes récurrents (le mariage, la sexualité, la famille, la maison, la mer...) et le "refrain" qu'elle fredonne au fil de l'exposition nous dévoile son rapport à l'intime, à son environnement et à autrui.

Dans la première salle, une constellation de dessins épinglés à même les murs accueille le visiteur. Ces croquis aux traits monochromes ou aux touches de peinture colorée restituent un condensé de scènes et d'expériences tirées de son quotidien... Mélange d'observation et d'imagination, les compositions sont simples et dépouillées. Leur style télégraphique touche à l'essentiel et, comme l'explique Anne-Marie Schneider dans un entretien accordé au magazine Blouin Artinfo, son processus consiste à "représenter le réel de la façon la plus abstraite possible". L'"écriture" de soi à laquelle elle s'adonne est de nature improvisée et rappelle l'écriture automatique en littérature. Violoniste de formation, l'artiste nominée au prix Marcel Duchamp en 2010 compose sans idées préconçues. Elle intègre des mots ou des phrases et conçoit ses dessins "comme des lettres flottantes".

MAC's, Vue de l'exposition Ritournelle Anne-Marie Schneider © Philippe De Gobert

MAC's, Vue de l'exposition Ritournelle Anne-Marie Schneider © Philippe De Gobert

Plusieurs œuvres relatent avec subtilité sa solitude et les relations qu’elle entretient avec l'autre. En début de visite, une frise verticale (Sans titre (Portraits), 2012) esquisse les visages de plusieurs personnages qui semblent dialoguer entre eux. L'alternance d'une feuille de papier à l'autre fait penser aux variations entre les différentes cases d'une bande dessinée, ce qui n'est pas étonnant puisque l’artiste anime ses dessins dans des films Super 8 présentés plus loin dans l’exposition. Dans l'un desdits films (Mariage, 2003), on l'entend plusieurs fois déclamer à tue-tête en voix-off : "j'aimerais me marier, avoir des enfants !" Un dessin et une petite sculpture (Sans titre, 2014) épellent et dédoublent les lettres qui composent les mots "toi" et "moi". 

Anne-Marie Schneider tente de mettre en images le statut de la femme et son rôle en dehors des carcans traditionnels. Dans une magnifique série d'œuvres (Sans titre, 2016), elle évoque la rencontre amoureuse et charnelle entre deux êtres. Les trainées de peinture rouge et rose se répandent sur plusieurs feuilles de papier et semblent avoir été réalisées en quelques mouvements amples et rapides. L’esquisse d’un bébé au dos d’une des silhouettes suggère le spectre d’une grossesse.

MAC's, Vue de l'exposition Ritournelle Anne-Marie Schneider © Philippe De Gobert

MAC's, Vue de l'exposition Ritournelle Anne-Marie Schneider © Philippe De Gobert

MAC's, Vue de l'exposition Ritournelle Anne-Marie Schneider © Philippe De Gobert

MAC's, Vue de l'exposition Ritournelle Anne-Marie Schneider © Philippe De Gobert

Elle travaille dans le huit-clos de son logis et personnifie les objets qui l’entourent. Les corps humains qu’elle dessine sont malléables, élastiques, fragmentés voire hybrides. Parfois, leur allure est étrange et se confond, à la manière d’un cadavre-exquis, avec le tracé d’une route ou l’encadrement d’une porte...

Un corpus de dessins illustre l’expulsion des "sans-papier" de l’Eglise Saint-Bernard à Paris en 1996. A partir de photographies et de coupures de presse, Anne-Marie Schneider se focalise sur la chorégraphie des affrontements corps à corps avec la police. 

Anne-Marie Schneider, Sans titre, 1996-1997, fusain sur papier. Fonds régional d'Art contemporain Provence-Alpes-Côte d'Azur.

Anne-Marie Schneider, Sans titre, 1996-1997, fusain sur papier. Fonds régional d'Art contemporain Provence-Alpes-Côte d'Azur.

Elle aborde les drames sociaux avec la même empathie que ses tragédies personnelles. Les scènes autobiographiques qu’elle retranscrit frôlent l’absurde et rappellent le travail de Louise Bourgeois et Eva Hesse pour ne citer qu'elles, plasticiennes auxquelles elle est souvent comparée… 

Le journal intime décousu et ludique que Ritournelle nous livre oscille entre les domaines du conscient et de l’inconscient, du rêve et de la réalité. La visite de l’exposition révèle l’originalité du travail de cette artiste à la sensibilité à fleur de peau et à l’imagination débordante.

 

Anne-Marie Schneider, Ritournelle, MAC's (Musée des Arts Contemporains de la Fédération Wallonie-Bruxelles - Site du Grand Hornu), Rue Sainte-Louise 82, 7301 Boussu, Belgique. Jusqu'au 14 janvier 2017. 

Copyright © 2017, Zoé Schreiber


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