"We will tell you loads of salades on our way to Venice," proclame la plasticienne vidéaste française Laure Prouvost sur une petite tapisserie en soie présentée au M HKA (Musée d’Art Contemporain d’Anvers) dans le cadre de la première rétrospective de son travail. Cette traduction en anglais de l’expression française "raconter des salades" est délibérément littérale et illustre comment Laure Prouvost se plaît à détourner le sens des mots et à soustraire le langage aux règles grammaticales et syntaxiques. L'œuvre, un clin d’œil facétieux à sa sélection pour représenter la France à la 58ème Biennale de Venise, fait partie d'une vaste installation ponctuée de moniteurs vidéo et composée d'un entrelacement de branches d’arbres et d'un fatras d’objets, tableaux et dessins accrochés le long d’un mur.
Née près de Lille en 1978, Laure Prouvost a longtemps vécu à Londres avant de s’établir à Anvers où elle vit et travaille aujourd’hui. Elle étudie à la Saint Martins School of Art et au Goldsmiths College et devient l’assistante de l’artiste conceptuel britannique John Latham (1921-2006). En 2013, elle est la première lauréate française du prestigieux Turner Prize. Les années passées outre-Manche ont marqué de leur empreinte sa pratique artistique polymorphe et l’anglais ou plutôt le franglais (puisque l’artiste se réapproprie à sa façon cette langue qui n’est pas la sienne) émaille tant ses videos que ses récits et ses travaux. Elle manie avec humour et délectation malentendus, calembours, non-sens, contresens, fautes d’orthographe et erreurs de traduction. "Comme l’anglais n’est pas ma langue maternelle, je mets en question chaque mot que je prononce. Avoir une telle distance à la langue permet de jouer d’avantage avec elle et de douter de sa forme," explique-t-elle.
Intitulée AM-BIG-YOU-US LEGSICON, la rétrospective joue sur les ambiguïtés. Elle se visite comme un jeu de rébus géant où derrière toute image se cacherait une signification mais aussi une sensation. Une fois lu le texte introductif, le visiteur ne dispose pour feuille de route que du croquis d’une pieuvre. Cet animal marin est l’un des fétiches de Laure Prouvost parce que cette créature mystérieuse “déploie son cerveau dans tous ses tentacules. La pieuvre veut toucher pour comprendre. Elle pense en sentant, elle sent en pensant. Son grand problème est qu'elle n'a pas de mémoire."
En guise de "mise en bouche" toute symbolique, le promeneur est accueilli par une sculpture-tapis en forme de langue qu’il est invité à piétiner pour emprunter les escaliers et poursuivre sa visite. Les escaliers montés, derrière le rideau, c’est un univers qui frôle l’absurde qu’il découvre, un univers où la plasticienne l’initie à son "alphabet visuel". Elle bouscule les relations signifié/signifiant en associant des objets à des significations nouvelles. Une grande tapisserie nous révèle que dans l’antre de Laure Prouvost, un verre bleu représente "maman", une cigarette veut dire "à gauche", un flamand rose exprime “la colère” et que la meule de pain symbolise le "travail".
L’espace du M HKA a été cloisonné et redessiné pour permettre à la plasticienne de donner libre cours à son imagination débordante. Le linteau d’une des portes est posé tellement bas qu’il faut s’accroupir pour accéder à l’un des espaces, les murs sont placardés de messages rédigés en anglais et la visite est rythmée par l'ubiquité du montage sonore de ses vidéos. Le bric-à-brac qui compose ses installations immersives semble tout droit sorti des écrans et brise ainsi le mur invisible qui sépare la réalité de la fiction. Ses films mêlent le texte à l’image et font surgir des rapprochements sémantiques qui titillent la curiosité et éveillent l’imagination du spectateur. Elle nous invite à plonger dans son monde pour mieux nous envoûter et nous séduire.
Tout au long du parcours, elle explore le potentiel narratif des objets. Surréalisme et humour s’immiscent dans la banalité du quotidien. Elle crée ainsi des objets-valises : des tiges de fer anthropomorphes à tête-miroir semblent figées en position de yoga et chaise et horloge arborent des excroissances mammaires ou se parent d’implants fessiers…
La pieuvre est une présence récurrente, tant dans les vidéos que dans les sculptures, les peintures ou dans une des installations où le visiteur est invité, si le cœur lui en dit, à boire un verre de vodka teinté à l’encre de seiche. This Means (2019), une impressionnante sculpture en verre de Murano, qui préfigure Vois ce bleu te fondre, le projet qu’elle présentera à la Biennale de Venise, trône dans un espace où l'air ambiant est brassé par un brumisateur qui émet des micro gouttelettes d'eau.
Fiction ou réalité? Mensonge ou vérité? Les frontières entre ces notions sont poreuses dans l’univers fantasque et déjanté de Laure Prouvost. Son œuvre a pour particularité la recherche de récits racontés à partir d'une narration intime, d’une auto-fiction.
Wantee (2013), l’œuvre qui lui a permis de remporter le Turner Prize, figure en bonne place dans la rétrospective. La vidéo d’une quinzaine de minutes est incorporée dans un décor. L’oeuvre s’inspire d’un “grand-père fictionnel”, ami proche du sculpteur dadaïste allemand Kurt Schwitters (1887-1948), qui aurait disparu en travaillant sur la réalisation de son ultime œuvre conceptuelle: un tunnel qui le mènerait de son salon jusqu'en Afrique... Ce grand-père fictif serait descendu dans le tunnel sans jamais en remonter et sans que personne ne sache ce qu’il est devenu. La compagne de Kurt Schwitters est surnommée “Wantee” à cause de son habitude de lui demander : “Do you want tea?” (“Veux-tu du thé?”) et sa “grand-mère” s’occupe en faisant de la poterie en attendant le retour de son époux… L’histoire de ce grand-père fictif renvoie, comme elle l’explique, à l’histoire avec un grand H, aux histoires qui se perdent parce qu’on les oublie et à celles que l’on tente de retrouver.
La visite de AM-BIG-YOU-US LEGSICON est une expérience déroutante voire à certains égards déconcertante… Elle constitue, en prémisse à la Biennale de Venise, une opportunité unique de découvrir les moults facettes de la pratique artistique polymorphe de Laure Prouvost. On y parle d'histoire, d'archives, d'espace, mais aussi d'art à l'ère des nouvelles technologies. Rares sont les expositions où nos cinq sens sont mis en éveil et où nos références traditionnelles sont à ce point bousculées. “En tant qu’artiste j’aime souvent perdre le contrôle, faire simplement allusion à certaines choses, afin que chacun puisse se faire sa propre interprétation. Le spectateur doit lui-même trouver du sens à son environnement et utiliser son imagination. Je joue avec l’idée d’être emporté dans des lieux dont on ne pourra peut-être pas revenir.”
Laure Prouvost, AM-BIG-YOU-US LEGSICON, M HKA Anvers, Leuvenstraat 32, 2000 Anvers, Belgique. Jusqu’au 19 mai 2019.