La visite de l'exposition de Melik Ohanian à la Dvir Gallery permet de découvrir les oeuvres récentes du lauréat du Prix Marcel Duchamp 2015 et de s'immerger dans les thématiques qui lui sont chères. Le travail de l'artiste français d'origine arménienne se situe à la confluence des arts visuels et de la science. Les photographies, sculptures et installations exposées font référence à différents champs de connaissance (la physique, la linguistique et l'histoire entre autres).
Une photographie en noir et blanc nous accueille. Elle fait partie de Portrait of Duration, la série de soixante clichés qui essaie de prendre la mesure du temps qui passe. Si l'image paraît de prime abord abstraite, une légende inscrite à même le tirage (CESIUM T1004) indique qu'il s'agit de l'élément chimique radioactif utilisé pour définir la seconde universelle dans les horloges atomiques. Melik Ohanian a capturé en laboratoire l'isotope microscopique alors qu'il passait de l'état solide à l'état liquide et l'a fait entrer dans le domaine du visible.
Trois grands tirages en couleur procèdent de la même démarche expérimentale et représentent eux aussi le césium. Toutefois, alors que la photographie en noir et blanc reprend les codes de l'imagerie scientifique (légende explicative de l'objet photographié et rigueur chromatique), les photographies en couleur sont complètement abstraites et aucun commentaire ne permet d'en identifier le sujet. De ce fait, l'oeil se focalise sur l'éclat de la couleur dorée des images plutôt que sur ce qu'elles sont censées représenter...
Comme l'explique l'artiste dans un entretien avec Christine Macel, la curatrice de la prochaine Biennale d'art contemporain de Venise: "Dans mon travail, la science est souvent en arrière-plan. Les oeuvres portent en elles un caractère scientifique, mais elles ne sont pas des objets scientifiques: elles ne révèlent aucune vérité, au mieux elles s'en inspirent."
La pratique artistique de Melik Ohanian explore aussi le sens des mots. Dans l'installation Words - Serie II (2014), les mots "there" et "times" ("là-bas" et "temps" en anglais), éclairent par intermittence deux caissons lumineux. Ohanian se sert de parenthèses pour isoler une lettre et faire surgir par ce biais un mot différent du mot d'origine. Ainsi, en mettant le "t" de "there" entre parenthèses ((T)HERE), il rend sa lecture facultative et fait apparaître le mot "here" ("ici"). Il en résulte une tension sémantique intéressante et on se rend compte qu'en anglais les lettres qui composent le mot "ici" ("here") font partie intégrante de celles qui composent le mot "là-bas" ("there"), qui est pourtant son antonyme... L'artiste manie les codes typographiques pour mettre en évidence les ambivalences inhérentes à certains mots.
La logique est similaire dans Nowwhere (2016), une sculpture en verre posée à même le sol qui accole les mots "now" ("maintenant") et where ("où"). Ce mot hybride en cache un autre: "nowhere" qui signifie "nulle part". Les "w" des deux mots sont superposés, ce qui nous encourage à lire la sculpture transparente d'une traite. L'artiste déjoue ainsi les règles d'orthographe et questionne les notions de lieu et de temps...
Ohanian évoque l'histoire, la mémoire et l'absence dans Pulp Off (2014). Il a travaillé en collaboration avec l'essayiste Janine Altounian. Il lui a racheté les invendus de son livre que l'éditeur vouait à la destruction. Mme Altounian est l'auteure de Mémoire du génocide arménien - Héritage traumatique et travail analytique dans lequel figure le journal de déportation de son père, écrit entre 1915 et 1919. L'installation est un amoncellement de 120 livres déchiquetés exposé aux cotés de reproductions du manuscrit original de M. Altounian. Les bandes de papier lacéré se comprennent comme une métaphore des charniers humains et des massacres. Par le biais de cette oeuvre forte, le plasticien tente de concrétiser le génocide du peuple arménien.
Pulp Off m'a fait penser formellement à l'installation que l'artiste américain d'origine cubaine, Félix González-Torres, avait consacré à la disparition de son compagnon.
D'autres oeuvres sont à découvrir dans l'exposition. Celles que j'ai retenues montrent comment Melik Ohanian matérialise des données physiques intangibles, rend visibles des proximités lexicales et immortalise un pan d'histoire oublié ou refoulé... Pour reprendre les propos de Bernard Blistène, Président du jury du Prix Marcel Duchamp 2015 et directeur du Musée national d'art moderne au Centre Pompidou: "[il] invente une oeuvre dont l'ambition est de prendre le monde comme sujet et d'affirmer que le temps est le moteur des choses. Construite comme une suite d'états de conscience, l'oeuvre puissamment allégorique de Melik Ohanian regarde le monde à travers le filtre de la mémoire."
Dvir Gallery, 67 Rue de la Régence, B-1000 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 18 Mars 2017.
Copyright © 2017, Zoé Schreiber